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et que, peu de temps après la noce, mistress Lackingham, subitement disparue, avait planté là bon nombre de créanciers ébahis, je me souviens que tout me parut aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Carnegie n’avait pas de fortune, et s’il eût épousé la jolie miss Saint-Maur, leur avenir à tous deux était en péril. Je ne sais lequel, d’elle ou de lui, m’eût semblé le plus à plaindre.

— Vous auriez peut-être aujourd’hui encore la même question à résoudre, reprit le docteur, d’un ton passablement grave et qui piqua ma curiosité ; mais d’abord laissez-moi combler les lacunes de vos informations. Vous n’avez point su, paraît-il, dans quelles circonstances le mariage projeté se rompit. Les deux jeunes gens s’aimaient… comme on ne s’aime plus guère. Mistress Lackingham, plus ou moins abusée par les dehors aristocratiques de votre ami, parut d’abord donner les mains à leurs projets. Un beau jour, elle se ravisa tout à coup, et, à la suite d’une explication qu’elle avait eue avec Carnegie, je vis arriver chez moi ce pauvre jeune homme dans un état à faire pitié. On le trouvait trop pauvre. Un parti brillant s’offrait pour celle qu’il avait regardée un moment comme à lui. M. Tremlett avait demandé sa main. Avez-vous connu ce Tremlett ?

— Personnellement non ; de réputation, quelque peu… Il n’était ni très aimé, ni très estimé. On le disait bizarre… J’ai ouï citer de lui un trait de singulière cruauté. Sa jument favorite, qu’il avait surmenée et maltraitée dans une course de haies, l’avait pris en aversion et ne voulait plus se laisser approcher par lui… L’ami de qui je tiens le fait lui proposait de la lui acheter, — et c’était, s’il vous plaît, une affaire de cent cinquante livres sterling. « Non, dit Tremlett, vous ne l’aurez pas, ni vous, ni personne. » Et le lendemain il la fit abattre par un misérable valet d’écurie, au refus d’un jockey, qui refusa net de tremper dans cet assassinat.

— Fort bien. Vous avez une idée du personnage ; mais ce que vous ignorez sans doute, car on tenait la chose très secrète, c’est que sa mère était, à l’époque dont nous parlons, enfermée depuis bien des années chez un de mes confrères. Aussi pensai-je pouvoir rassurer Carnegie. — Soyez tranquille, lui dis-je, nous écarterons ce rival. — Et comme les affaires étaient fort avancées, je résolus de frapper un grand coup. Mistress Lackingham m’accordait une certaine confiance. Je lui proposai une promenade à la campagne, qu’elle accepta, je crois, par curiosité. Tout en lui contant quelques fleurettes, je l’entraînai chez le docteur L… Là, je la mis en face d’une misérable créature à cheveux gris, presque nue sous quelques lambeaux de vêtemens immondes, et qui, de prime abord, fit mine de se jeter sur nous pour nous déchirer de ses ongles. Ma compagne pourtant fut à peine émue. — Et pourquoi m’amener ici ? me dit-elle. Quelle est donc cette malheureuse ? — C’est, lui répondis-je,