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on ne pouvait se méprendre. — Comment, me disais-je, mistress Lackingham a-t-elle pu donner le jour à une femme de cet ordre ? — Du reste il y avait, ce me semble, dans cette héroïque abnégation un grand fonds de découragement et peut-être de secret remords. Je me figure que mistress Tremlett se regardait comme responsable jusqu’à un certain point de l’état où était tombé son mari. Je crois en toute sincérité qu’elle se trompait, et que la rigueur extrême avec laquelle il lui interdisait toute correspondance tenait plutôt à un vague besoin de la tourmenter, de l’asservir, qu’à une jalousie capable de lui troubler l’esprit. Là-dessus néanmoins j’en restais réduit aux conjectures, car c’était un sujet trop délicat pour qu’il me fût permis de l’aborder sans y être convié très expressément. Je risquai cependant une fois le nom de Carnegie, que le tour de la conversation avait amené sur mes lèvres. — Est-il heureux ? sa carrière lui sourit-elle ? me demanda très simplement Marian. — Et comme je me hâtais de la tranquilliser à ce sujet : — Tant mieux, me dit-elle avec une émotion que sa voix seule trahissait ; je me sais gré de n’avoir jamais douté de son avenir. C’est un ferme et noble cœur, et ceux-là s’épurent où d’autres se flétrissent… — Puis, se contraignant à ne rien ajouter, la pauvre femme me parla d’autre chose.

Lorsque je fus parvenu, Dieu sait avec quels efforts, à lui faire définitivement accepter la grave détermination que réclamait un état de choses aussi critique, il ne me fut point facile d’obtenir les certificats en vertu desquels je pouvais emmener Tremlett dans mon établissement. Avec le concours ostensible de sa femme, j’aurais rencontré moitié moins d’obstacles ; mais je tenais essentiellement à ce qu’elle ne parût en rien dans une transaction qui laisse souvent d’impérissables germes de haine au cœur des malheureux ainsi frappés à la fois dans leur orgueil et dans leurs intérêts les plus chers. Au surplus (passez-moi cette digression), il y a une grande différence à établir, quant à la durée de ce ressentiment, entre ceux qu’une attaque soudaine a jetés violemment dans l’abîme de la folie et ceux chez qui elle s’est développée graduellement par une aggravation continue de certaines aberrations morales ou intellectuelles. Les premiers, quand ils sont guéris, éprouvent souvent pour le médecin qui les a soignés une sorte d’affection reconnaissante, fréquemment aussi l’oubli absolu de ce qui s’est passé durant la maladie. Chez les seconds au contraire survit un souvenir obstiné, rancuneux, pervers, une haine parfois inguérissable. Ils ne peuvent supporter la vue de ceux-là mêmes qui leur ont prodigué les soins les plus rebutans ou les plus périlleux, et il n’y a pas à lutter contre l’aversion d’instinct qu’ils leur vouent ainsi. Si saine que leur intelligence soit redevenue, il n’y a pas à raisonner avec eux sur un