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je lui avais dit le plus poliment du monde : — Vous êtes un avide hypocrite, mon cher ! — Et il m’avait répondu : — Mon cher, vous n’êtes qu’un honnête maladroit ; — moyennant quoi, nous étant si bien compris, nous ne pouvions nous entendre.

Mon devoir d’ailleurs m’était tracé. Appelé à rendre témoignage dans une question si grave, je devais m’éclairer par tous les moyens à ma disposition. Je sollicitai donc et j’obtins la permission de me présenter chez mon ancien client, établi dans un hôtel garni de la capitale. Jamais, depuis son évasion, il n’avait voulu revoir Marian.

C’était bien l’homme que j’avais en vain essayé de rendre à la raison, un peu envieilli seulement, plus courbé que naguère, la voix plus cassée, plus inégale, le teint plus plombé, plus cadavéreux. Ses cheveux, secs, cassans et ternes, semblaient avoir passé au feu. Ses ongles pâles étaient rongés à vif. Un léger tremblement des paupières et des muscles faciaux annonçait une menace de paralysie. Au moral, je constatai, quand nous eûmes causé quelque temps, un changement notable : il n’était peut-être pas moins insensé que jadis, il était certainement moins inégal ; il ne passait pas avec la même rapidité de la flatterie à l’injure, de l’humilité à la fureur. Du reste, ses aberrations favorites subsistaient tout entières. Il se croyait traqué par une foule d’ennemis acharnés à sa perte, et parmi eux, au premier rang, il plaçait son père, qui, du fond de la tombe, disait-il, essayait de le rendre fou… Quand à Brandling, il le méprisait pour sa faiblesse et le traitait de « vieille femme peureuse. » Tout en parlant, assis devant une table, il arrangeait, il classait des papiers. C’étaient, disait-il, les élémens d’un mémoire justificatif qu’il préparait pour ses juges et que l’Angleterre attendait avec impatience. À chaque mot, il s’arrêtait, me lançant un regard oblique pour juger de l’effet que ses paroles produisaient sur moi ; puis, au lieu de répondre à mes questions, il m’interrogeait : — Vous avez vu Mainwaring ? Combien vous a-t-il offert pour me perdre ?… Et ma femme, vous venez de chez elle ?

— Non, répondis-je en toute sincérité ; mais pourquoi cette question ? ajoutai-je avec un frémissement intérieur.

— Oh ! pour rien… Elle est de leur bord, voilà tout ; elle marche d’accord avec mes ennemis.

— Erreur complète ! m’écriai-je tout aussitôt ; personne ne désire plus vivement qu’elle vous voir sortir vainqueur de l’épreuve.

— Ah bah !… Vous dites cela bien vite !… Et il prit une note au crayon.

— Certes, repris-je, vous avez en elle la femme la meilleure, la plus dévouée…

À ces mots, un sourire méchant crispa ses lèvres : — Mon avocat, répliqua-t-il, saura exactement ce que je pense là-dessus…