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confirmé dans mon opinion relativement à Tremlett, savoir qu’il n’était ni guéri ni guérissable. Au fond, Blandling est du même avis ; mais peut-on compter sur Blandling ? L’idée seule de comparaître devant un jury, d’avoir à déduire son opinion en face d’avocats hostiles, tout prêts à le mettre en contradiction avec lui-même, à le troubler par leurs questions subtiles, à le dérouter par leurs objections inattendues, lui fait littéralement perdre la tête. D’un autre côté, Tremlett, que je me chargerais de faire déraisonner publiquement en moins d’un quart d’heure, s’il m’était loyalement abandonné, sera au contraire protégé, garanti par l’habileté de ses avocats, car il en a deux, suivant l’usage ; l’un est le célèbre *** et l’autre, le junior counsel, c’est… Ne devinez-vous pas ?

— Carnegie ? m’écriai-je stupéfait.

— Précisément. Que pensez-vous de ce choix ?

— Qu’il est ou bien insensé ou bien habile. Je vous le dirai du reste après l’affaire… Mais à qui revient l’honneur ou la honte de cette idée sublime ou folle ?

— A Tremlett lui-même. Qui donc autre que lui pouvait désigner ses défenseurs ? Sa femme n’est intervenue que pour décider Carnegie et le faire revenir sur un premier refus.

— Ah !… Carnegie ne voulait pas accepter, et mistress Tremlett…

— Mistress Tremlett a sollicité, ou pour mieux dire exigé qu’il plaidât la cause de son mari.

— Savez-vous pourquoi ?

— Je le sais, car j’ai vu Marian. Ces femmes, mon cher ami, sont autant de mystères. Comprenez-vous que celle-ci, malgré tout ce que vous savez maintenant, poursuit avec ardeur, avec passion, la réhabilitation morale de ce misérable auquel la fatalité l’a livrée ? Croiriez-vous qu’elle s’accuse seule de l’abaissement où il est tombé, qu’elle se regarde comme responsable de cette raison oblitérée, sinon perdue ? Croiriez-vous que la mort de son pauvre enfant lui apparaît comme une juste rétribution, un châtiment qu’elle a mérité ? Croiriez-vous qu’elle m’a dit, à moi parlant : « Je n’ai jamais été pour Lawrence, — elle l’appelle encore de ce nom familier, — ce qu’une femme doit être pour son mari. Il n’a pas obtenu de moi, nonobstant mes efforts sincères, cette affection sans partage que je lui avais jurée. Irréprochable aux yeux du monde, j’ai manqué, dans le secret de ma pensée, à la foi que je lui devais. Dieu lit au fond des cœurs. S’il m’a sévèrement punie, c’est que j’étais sans doute bien coupable à ses yeux. Aujourd’hui encore, après m’avoir pris mon enfant, s’il me refuse la mort, c’est que je ne l’ai pas méritée… » Comprenez-vous, hein ! cette étrange manière d’envisager les choses ?