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au système représentatif, ce n’est pas une raison pour vivre éternellement d’instinct : se connaître soi-même est la sagesse des lois qui ne sont pas uniquement pour des castors et des abeilles. Cela revient à dire qu’il faut savoir ce que l’on fait, ne fût-ce que pour le mieux faire, que l’âge de la réflexion arrive pour les peuples comme pour les individus, et qu’une nation doit posséder une théorie de ses lois aussi bien que de son langage et de sa production.

On peut trouver étrange que ce pays, avec tant de traités sur les participes et sur le libre échange, n’en ait pas un sur le gouvernement représentatif ; mais après tout ce n’est pas la France qui pouvait faire cela, tandis qu’elle était à l’œuvre pour créer chez elle ce gouvernement, pour prendre possession politique d’elle-même, à travers tant d’émotions et de conflits. « Quand on est sous l’influence des passions, dit lord Byron dans une de ses lettres, on ne fait que sentir et agir : on ne peut pas décrire, pas plus qu’en agissant vous ne pouvez vous tourner vers votre voisin et lui conter l’aventure. »

Parmi les Anglais, l’aventure est à terme : ils ont franchi les angoisses et les défilés de cet enfantement depuis qu’ils ont eu pour roi George III, un fou, dont le règne a été sans contredit le plus brillant de leur histoire. Permis aux précurseurs de se faire apôtres : il leur appartient d’annoncer cette bonne nouvelle d’un peuple décidément libre, de raconter leur expérience, et d’exposer comment ils administrent, comment ils vont améliorer le bien qui leur est acquis. C’est dans cette idée que M. Mill vient de prendre la parole[1], un esprit presque aussi connu de l’Europe que M. de Humboldt, dont on suit les opérations avec un rare plaisir, parce qu’il est exempt de lieux-communs, ce qui est peut-être la garantie des plus saines qualités aussi bien que des plus hautes. Vous ne lui voyez de déclamation nulle part pour tenir lieu de faits observés à nouveau, de nuances saisies, d’opinions indépendantes et réfléchies. Rien ne lui arrache des phrases : ni la liberté, parce qu’il la possède d’une antique possession, comme un patrimoine, ni les maux qui semblent inhérens à l’essor et à l’avenir de la liberté, parce que cette menace est purement logique, et qu’il est d’un esprit comme d’un pays trop sages pour être conséquens. Tant de calme en pareil sujet me semble digne d’admiration et d’envie.

Il est naturel en effet de se porter tout d’abord avec élan et sympathie vers une forme de gouvernement qui est la forme et le nom de la liberté parmi les nations modernes. Pour ma part, cette acclamation me fait l’effet d’une solution. Ce qui fait battre les cœurs porte en soi un mérite moral ; gagner ainsi, sans autrement d’explication,

  1. Voyez son récent ouvrage sur le gouvernement représentatif.