Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

culte à la mer. On les entend quelquefois dire : « Nous avons trois patrons supérieurs à tous les autres, saint George, saint Lazare et la sainte mer. » Ils ont une fête nationale appelée la fête de l’eau ou du cataclysme, qui parait être la continuation de celle où l’on célébrait Vénus naissant à Paphos de l’écume des flots. J’ai assisté à cette curieuse fête. Le matin, tous les habitans jetaient de l’eau à la figure des passans en leur criant : Dieu soit béni ! Un grand nombre se mirent en route pour présenter leurs devoirs à la mer, c’est-à-dire pour y faire des ablutions ou se signer avec l’eau marine. La fête principale a lieu à Larnaca ; les abords de cette ville sont encombrés par les chameaux et les mules qui ont amené des habitans de toutes les parties de l’île. Ici des Grecs buvant de la liqueur de rose discutent et gesticulent ; là des Turcs savourant du café lèvent avec dignité leur tête surmontée d’un large turban ; leurs femmes sont enveloppées dans des voiles blancs sous lesquels nul sourire ne peut apparaître. Les filles à marier sont couvertes de colliers de sequins et de piastres destinés à former leur dot. Les enfans se régalent de gâteaux au miel de caroubier. De tumultueux attroupemens se forment sur le rivage ; c’est à qui atteindra d’élégantes barques à voiles qui stationnent à quelque distance ; les plus alertes traversent les flots, mais la plupart des passagers sont portés à dos d’homme. Malheur à qui ne sait, entre l’écume des vagues, garder son équilibre ! Parfois il tombe à l’eau : alors grands cris de joie, huées, sifflemens. Lorsqu’un des petits bâtimens a terminé son embarquement, il déploie ses voiles : à l’avant sont deux musiciens, l’un jouant du fifre, l’autre battant la caisse ; au centre, deux passagers se mettent à danser et les autres frappent dans leurs mains pour marquer la cadence ; la barque va, retourne et croise une foule de nacelles, toutes chargées d’un équipage joyeux. Il nous semblait assister à quelque fête de l’ancienne Grèce.

La capitale de Chypre est Nicosie. Elle renferme vingt mille habitans, presque tous turcs. Vue dans le lointain, isolée dans les grandes plaines du centre, environnée de vastes murailles à l’intérieur desquelles se succèdent d’innombrables terrasses, des palmiers et des minarets, cette cité présente un brillant panorama ; mais n’y pénétrez pas, car, ainsi que dans toute ville turque, vous aurez une amère déception. Les bazars sont indignes d’être comparés aux plus misérables marchés de nos villes : des bouchers dépècent des boucs et des moutons au milieu de troupes de chiens qui lèchent le sang et dévorent les entrailles des animaux abattus. Les cafés sont encombrés de Turcs accroupis autour de leurs narghilés ; les marchands, assis sur le devant de leurs échoppes, sont plus occupés d’aspirer la fumée de leurs chibouks que de débiter leurs produits. C’est à Nicosie