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ces indépendances locales qui lui donnent une si puissante originalité. Nulle peut-être n’a eu plus d’intérêt et n’a mieux ressemblé à une révélation que cette œuvre curieuse qui se poursuit depuis nombre d’années déjà sous le titre de Relations des Ambassadeurs vénitiens, et qui est devenue une source où sont allés puiser tous les historiens, à commencer par l’éminent Allemand Léopold Ranke. Entreprise à Florence sous les auspices d’une réunion d’hommes qui s’intéressaient au passé de leur patrie, dirigée par un écrivain, M. Eugenio Alberi, doué de tout le zèle de l’histoire et d’une science exacte, cette œuvre n’est point encore arrivée à sa fin ; elle s’est étendue au-delà des prévisions premières à mesure que des documens nouveaux se sont offerts : elle compte déjà douze volumes, elle doit en avoir quinze. Il n’a fallu rien moins qu’un zèle soutenu et intelligent pour rassembler toutes ces pièces, d’un intérêt supérieur au point de vue de l’histoire, de la politique et de l’observation. Dans un moment où la péninsule tend à se concentrer, à fondre ses nationalités diverses dans une seule et même nationalité supérieure, il n’est pas indifférent de voir, à travers ces relations, ce que fut cette vie locale d’autrefois dans un des foyers où elle eut le plus de vigueur et d’originalité, dans cette Venise qui fut réellement une puissance à part. Il n’est pas indifférent non plus de saisir dans ses monumens de sagacité et d’observation une des plus curieuses manifestations du génie politique italien appliqué à ses propres affaires et au mouvement de toute l’Europe.

C’est là le caractère de ces relations : elles ne sont pas seulement la peinture fine et habile de tous les intérêts, de toutes les passions qui s’agitent dans les petites cours italiennes, à Rome, à Florence, à Turin, à Mantoue, à Urbin ; elles s’étendent à toutes les affaires européennes. La seigneurie envoie ses ambassadeurs en France, en Espagne, en Allemagne, en Pologne, à Constantinople, et ces ambassadeurs ne se bornent pas à discourir des négociations qu’ils poursuivent, ils étudient minutieusement le pays où ils représentent Venise ; ils connaissent les hommes, ils analysent les ressources de chaque état, ils pénètrent les secrets de toutes les politiques, et découvrent les ressorts de toutes les puissances qui ont un rôle. C’est ainsi que ces relations deviennent aujourd’hui de lumineuses révélations pour l’histoire. Dans cette vaste collection, sept volumes sont consacrés aux relations sur les différens états de l’Europe ; deux volumes ont trait aux cours italiennes, trois volumes reproduisent les rapports sur l’empire ottoman, un volume contiendra encore des relations sur la France. Les ambassadeurs vénitiens ont toute la finesse de leur race ; ils voient tout, ils font abonder les lumières dans les conseils de la république, et rien ne montre mieux ce que fut cette puissance de l’Adriatique, si petite en apparence, et qui en réalité avait la main dans toutes les affaires de l’Europe. On a considéré souvent l’Italie comme la contrée de l’imagination et des arts ; c’est au moins autant la terre des politiques. Ce passé, que le savant travail de M. Alberi remet en son jour, le prouve assez, et le présent en est une démonstration nouvelle.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.