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des papillons tout reluisans de soie et d’or s’élancent d’abord en ligne droite pendant trois quarts de mille, puis ils tournent graduellement, et décrivent, en courant, une courbe qui finit par les dérober à la vue. Ils se perdent pendant quelques secondes derrière le boulevard de tentes, de baraques et de maisons établies sur des roues qui couronnent la crête d’une colline. Ce moment est un siècle, — moment d’incertitude, moment terrible pour les joueurs, où, comme dans les anciennes tragédies, la scène la plus pathétique se passe derrière la toile ! La profondeur du silence ne peut se comparer qu’à l’étendue de la foule ; mais ce silence recouvre des tempêtes intérieures. Encore l’intérêt du Derby ne s’arrête-t-il point où s’arrête la vue, c’est-à-dire aux dernières collines qui se perdent couvertes de têtes dans un horizon nuageux. Toute l’Angleterre est à Epsom de cœur et de pensée ; la brise des dunes porte au loin la grande nouvelle, et la moitié de Londres a déjà appris par le télégraphe que les chevaux courent. Ils ont disparu, ils vont revenir. Les voici ! Cou contre cou, tête contre tête, naseaux contre naseaux, ils luttent entre eux de vitesse et de fureur. Oh ! pour cette fois, c’est trop d’émotion, et les cris éclatent. « Bravo ! c’est Dundee qui gagne ! — Non, c’est Kettledram ! » Les noms des deux chevaux qui tiennent la tête du groupe volent, se croisent au milieu des applaudissemens et des hourras, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le winning post, — poteau vis-à-vis duquel s’élève la chaire du juge. Une foule exaltée s’élance alors de toutes parts, saute par-dessus les chaînes qui limitent le terrain des courses et se précipite vers l’extrémité du champ, Une machine qui ressemble de loin presque à un échafaud a déjà arboré le numéro du vainqueur. C’est Kettledram !

Cette nouvelle fut d’abord accueillie par un immense mouvement de surprise, car Kettledram, qui avait remporté le prix, avait été regardé avant la course par la majorité des turfites comme un adversaire assez peu redoutable. Je vis le betting man de notre réunion revenir avec une figure bouleversée. « Eh bien ! s’écria-t-il, c’est le mauvais cheval qui a gagné, the wrong horse ! » Je compris que ce cheval était mauvais en ce sens que le joueur avait oublié de parier pour lui. Il se remit bientôt de son émotion et ajouta : « Après tout je m’en console ; mon cheval est arrivé le second, et il serait arrivé le premier, s’il ne s’était foulé le pied vers la fin de la course » L’étonnement fit bientôt place à l’enthousiasme. Applaudissemens sur applaudissemens éclatèrent en l’honneur de Kettledram. Le vainqueur fut salué avec frénésie par ceux-là mêmes qu’il avait fait perdre, et qui, un quart d’heure auparavant, n’auraient point voulu hasarder un shilling en sa faveur. Ce que c’est pourtant que. le succès ! Un cheval qui gagne le Derby, fût-il placé très bas avant les