Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/279

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un lien entre les grands et les petits. Ce jour-là, le lord parie sur un pied d’égalité contre son fermier, et la duchesse veut bien faire croire qu’elle est composée de chair et d’os comme cette grosse bourgeoise qui se pavane dans une voiture, et avec laquelle sa grâce daigne échanger des sourires. Les convenances anglaises, si impérieuses dans les autres temps, perdent tout à coup de leur rigidité. Je n’en citerai qu’un exemple : une calèche remplie de femmes stationnait dans notre enclos ; ces femmes, qui s’étaient d’abord conduites avec une certaine modestie, laissèrent peu à peu tomber leur masque, fumèrent des cigares et s’enivrèrent de vin de Champagne. Un Anglais d’un caractère respectable osa monter un instant dans leur voiture et échanger avec elles quelques plaisanteries : on lui en fit des reproches ; mais il se retrancha derrière la liberté du Derby.

Une dernière course, celle des Burgh stakes, venait de clore la journée. Il était six heures du soir, la foule commençait à s’écouler et la verdure reparaissait sur les hauteurs d’Epsom. C’est le moment où rôdent les gypsies et où de vieilles femmes fouillent chaque brin d’herbe pour ramasser les débris de la fête, quelquefois même l’argent qui a coulé entre les doigts des joueurs. Notre omnibus reprit le chemin de Londres. En sortant du champ des courses, nous fûmes assaillis par une grêle d’oranges : quelques-uns de mes compagnons commençaient à se fâcher ; mais le vieux turfite leur apprit qu’autrefois on recevait très-souvent des pierres. Nous n’avions donc plus qu’à remercier notre étoile. Dans les voitures découvertes qui cherchaient comme nous leur chemin à travers la triple haie de véhicules, un grand nombre de betting man portaient à leur chapeau des figurines de bois : on me dit d’abord que c’était le signe de ceux qui avaient gagné ; mais comme à ce compte il y aurait eu plus de gagnans que de parieurs, j’en conclus que beaucoup se décoraient de ce trophée pour dissimuler leur défaite. Le nombre des poupées de bois qui se vendent ce jour-là est incalculable. Après avoir roulé sur une longue route encombrée de toute espèce de chars et s’être arrêté plusieurs fois pour étancher la soif des voyageurs, notre omnibus atteignit enfin le pavé du pont de Londres. Ce qui frappe surtout un étranger dans cet immense meeting d’Epsom en allant et en revenant, c’est l’absence, du moins apparente, de toute autorité. La main de la police n’intervient que dans les cas extrêmes et seulement pour arrêter les voleurs ou pour protéger les individus. Ailleurs le gouvernement apprend au peuple comment il doit s’amuser : l’Anglais, lui, veut se divertir à sa manière et avec ses coudées franches.

Tel est le Derby, fête étrange, unique, libre manifestation d’un peuple libre, à laquelle on ne peut rien comparer dans nos fêtes