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de l’aristocratie anglaise. Tattersall’s est pourtant un terrain neutre sur lequel se rencontrent des conditions sociales très mêlées, et dont l’unique lien est la fièvre des paris, betting fever. Là se détachent en relief sur le fond orageux de la réunion deux figures bien tranchées, l’elderly gentleman, que nous appellerions en France le ci-devant jeune homme, avec un habit bleu à boutons d’or, et le swell. Ce dernier, qui porterait chez nous le nom de fat ou d’incroyable, se trouve le plus souvent attiré dans le cercle des joueurs, betting ring, par l’amour-propre. Trois choses posent un jeune homme dans le monde, une paire de favoris, un voyage sur le continent et un pari sur les chevaux. Il se fait alors présenter par un ami au cercle de Tattersall’s, où, pourvu qu’il ait un nom honorable, il se trouve facilement admis. Le swell est généralement bien vu par les loups-cerviers de l’endroit, car ce lion est le plus souvent un agneau qu’il est aisé de dépouiller. L’ami se charge de lui faire son livre, ce livre ne sera jamais imprimé, comme on pense bien ; mais il doit rapporter plus d’argent que les œuvres de Byron ou de Walter Scott. Faire un livre, en langage de Tattersall’s, consiste à parier certaines sommes pour et contre certains chevaux, de manière que la balance se trouve dans tous les cas très favorable aux intérêts de l’auteur. Ce livre, tout couvert de signes et de caractères hiéroglyphiques, est ensuite remis entre les mains du jeune homme qui, n’étant point encore initié à l’écriture des adeptes, ne sait point trop ce que cela veut dire. Tout ce qu’il comprend après éclaircissemens, c’est que ces signes représentent des transactions, et qu’il gagnera 3 ou 4,000 livres sterling, si, comme il n’y a point lieu d’en douter, les chevaux qu’il a inscrits gagnent le prix de la course. Bientôt l’événement a lieu à Epsom ou ailleurs, et le plus souvent l’officieux ami avertit alors le swell que, contre toute attente, la chance a tourné ; c’est maintenant 4 ou 500 livres sterling que doit le novice, et qu’il devra payer dans deux jours sous peine de perdre son caractère et de voir son nom affiché dans la salle comme celui d’un defaulter, délinquant. Les betting men qui passent pour des hommes sûrs obtiennent quelquefois un délai, ou, comme on dit, le temps de respirer, breathing time. Leur absence néanmoins donne toujours lieu dans la suscription room à de fâcheux commentaires. Quelques-uns profitent en effet de ce répit pour s’esquiver et pour passer la Manche. Je dois pourtant dire que ces faits sont rares : en général les parieurs, quoiqu’ils essuient souvent des pertes considérables, font honneur à leurs engagemens avec une bonne grâce et une dignité toutes britanniques. Ces mêmes hommes négligent quelquefois de payer leurs créanciers et leurs fournisseurs ; mais il ne faut point oublier que les dettes du turf sont des dettes de jeu, des dettes d’honneur, et qu’elles doivent passer avant toutes les