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feux follets ; des poutres noires, amas de vapeurs, se meuvent d’elles-mêmes sur le sol et se dissipent dans l’air à votre approche, tandis que le mouton noir vous barre obstinément le passage. Rien de plus simple que les deux premiers phénomènes. Le lieu touche au marais de la Longe, où se produisent naturellement ces feux follets et ces vapeurs. Le mouton noir au contraire, c’est la bête noire, dont la superstition est encore si répandue dans le Jura, le mauvais laton (lutin), ou, comme on dit aux environs de Salins, le malaton. Demandez aux gens d’Alaise et de Sarraz ce qu’ils pensent du mouton noir ; chacun d’eux vous répondra invariablement qu’il ne croit point à ces sottises-là, mais que tout le village y croit. Exprimez alors le désir de vérifier la chose par vous-même, et priez l’incrédule de vous accompagner la nuit suivante ; il aura bientôt trouvé dix prétextes pour n’en rien faire. Ce lieu d’épouvantemens porte dans le pays le nom de Terreur-Sainte-Reine, et non loin de là est la vie (via) de Sainte-Reine, entre la Languetine et Alaise.

Michel n’était pas moins superstitieux que le commun des gens du pays ; pour rien au monde, il n’eût passé de nuit à Terreur-Sainte-Reine. Au lieu du chemin de Sarraz, il prit celui de Salins, sauf à se jeter ensuite sur la gauche par quelques sentiers de la forêt à lui bien connus. Comme il passait au pied des Grandes-Montfordes, une fantaisie le prit, à laquelle l’amour n’était pas étranger, et il résolut d’y monter. La montagne qui porte le nom de Grandes-Montfordes domine le massif d’Alaise, dont elle occupe le centre, mais non sans être dominée elle-même, au moins de trois côtés, par les monts extérieurs, qui pèsent sur les berges du Todeure et du Lison. Au sommet est un rond-point construit avec de forts blocs de pierre, et qui a dû servir d’observatoire à une époque ancienne. N’y montez qu’avec précaution ; c’est une verpillère, comme on dit dans les Alpes et le Jura. La verpie ou vipère foisonne sur le massif ; mais les paysans ne la craignent guère. Orvets, vipères, verdereaux (lézards verts), couleuvres, ils qualifient tout cela indistinctement de vermine, et leur courent sus avec la moindre baguette de coudrier et souvent avec le pied seulement. Malgré le taillis et la broussaille, Michel fut bientôt à la plate-forme. Les vipères dormaient ; il n’eut pas à s’en inquiéter. La lune éclairait au loin ce pays si pittoresquement accidenté. Resserrée de trois côtés parle gigantesque fer à cheval qui a pour points culminans les ruines du château de Montmahoux, une vieille forteresse détruite par Louis XIV, et la sauvage croupe du mont Poupet, la vue, à travers une nuit claire et transparente, s’étendait sans obstacle vers le nord et courait, par-dessus le plateau fameux d’Amancey, jusqu’à la chaîne qui domine le cours du Doubs. Enfant du pays et habitué à se lever chaque nuit pour