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celle-ci n’avait rien voulu garder qui vînt de lui, et l’étourdie avait lâché l’oiseau, sans penser ni à la neige ni au froid. Le charbonnier s’empressa de lui donner à manger, il le caressa et le baisa mille fois.

Michel était couché depuis longtemps, mais il n’avait pu s’endormir encore. Tout à coup il lui sembla que la montagne s’emplissait d’une étrange clarté. Il se hâta de sortir. Une immense lueur planait sur la forêt avec des oscillations pareilles à celles de l’éclair. Michel jeta les yeux du côté de Sarraz ; tout le village était en feu. Le jeune homme s’élança pour porter secours, courant droit devant lui et sans s’inquiéter des amas de neige où il enfonça plus d’une fois jusqu’à la ceinture. Rien de plus affreux que le commencement d’un incendie nocturne, surtout dans les villages du Jura, où le désastre et l’horreur sont aggravés encore par les amoncellemens énormes de foin dans la grange, par les toits, la plupart en bardeaux, l’absence de pompes, le manque presque absolu d’eau et la difficulté des chemins. Les paysans, réveillés en sursaut, à peine vêtus, noircis par la fumée et le feu, les cheveux en désordre, l’épouvante sur le visage, s’agitent et courent en tout sens, sans savoir ni où ils vont ni ce qu’ils doivent faire. Les enfans crient et pleurent en demandant leurs mères. Les bœufs, à peine sortis des écuries, s’élancent tout effarés à travers le village, et dans leur course furibonde renversent tout devant eux. La flamme menace les maisons voisines du foyer de l’incendie : point de pompes ! Les flammèches s’abattent comme une pluie de feu sur les toits les plus éloignés : point d’eau ! De toutes parts ce cri retentit : « De l’eau, ou tout est perdu ! »

Michel arriva dans ce premier et terrible moment. La maison attaquée par les flammes était celle d’une pauvre mère de famille qui venait de perdre son mari. Deux fois déjà elle était entrée dans l’écurie, d’où sortaient d’affreux beuglemens, pour rompre les attaches du bétail et le faire sortir, et deux fois la chaleur de l’air et la fumée l’avaient repoussée. — Mes enfans, mes pauvres enfans ! — criait-elle d’une voix à déchirer le cœur, et elle cherchait à se débarrasser des bras qui la retenaient et à pénétrer de nouveau dans l’étable. — Personne n’aura donc pitié de nous ? criait-elle encore, presque folle de douleur ; personne ne détachera ces pauvres bêtes ? — Tous se regardaient avec stupeur ; nul ne répondait. Ce fut alors qu’arriva Michel. — Une serpe ! cria-t-il, vite une serpe pour couper les attaches ! — Il fit le signe de la croix et se précipita tête baissée dans l’horrible caverne. Les mugissemens redoublèrent. Au bout de quelques secondes, une vache parut sur la porte, s’y arrêta un instant toute stupéfaite, et se décida cependant à sortir. Un jeune bœuf suivit et s’élança tout éperdu, comme si mille taons l’eussent piqué à la fois. Puis de nouveau une vache sortit, et bientôt trois ou quatre