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en grande dévotion dans le pays ; on le nomme l’oratoire de la Marghoué. Les hommes se signent en passant, les femmes s’agenouillent et disent de longues prières. Parmi les dévots les plus zélés de la madone de la Marghoué était un de ces vieux mendians qu’on appelle dans le pays des branle-ticlets[1]. Le père Benoît (c’était son nom) avait une soixantaine d’années ; il était de Refranche, village situé de l’autre côté du Lison, en face d’Alaise. Trois fois par semaine, son galion sac de toile sur le dos, il faisait sa tournée sur le massif, et trois fois par semaine il exploitait l’autre rive ; le dimanche, il restait dans son village et chantait au lutrin. les paysans lui donnaient peu d’argent, mais force morceaux de pain, avec lesquels il engraissait un porc et des poules. On n’ignorait pas dans le pays l’usage qu’il faisait de ces aumônes, mais le père Benoît était si gai, il savait tant de vieilles histoires ; bref, il avait tant de manières d’amuser le monde, qu’il ne trouvait jamais ni porte ni huche fermées. Sa dévotion ne l’empêchait point de rire avec les jeunes villageoises, dont il savait tous les secrets, et au besoin de se faire le messager de leurs amours.

Le vieux mendiant ne manquait jamais de s’arrêter à l’oratoire après sa tournée sur le massif. C’était là qu’il payait en prières les aumônes qu’il avait reçues. Il s’était fait un tarif invariable : pour un sou un Pater et un Ave, pour un morceau de pain un Ave seulement. Une paire de souliers ou un pantalon étaient cotés dix Ave et autant d’oraisons dominicales. Pour ne point se tromper dans ses comptes, le branle-ticlets commençait par étaler son argent sur la balustrade de l’oratoire, et il ne le remettait dans le sachet de cuir qui lui servait de bourse que sou par sou, et seulement chaque pièce une fois rachetée. Il vidait ensuite sa besace, et procédait de la même manière. Quand le dernier morceau de pain était rejeté dans le gali, le mendiant se levait, content comme un débiteur qui vient enfin de solder ses créanciers, et si quelque fillette passait en ce moment, il était plus que jamais en verve de joyeux propos.

Benoît se trouvait à la Marghoué au moment où Michel y arriva. En apercevant le charbonnier, il se leva avec une vivacité toute juvénile, et se mit à lancer son chapeau en l’air en criant de toutes ses forces : — Il ne l’aura pas, Fillette, il ne l’aura pas !… Ah ! je ne suis qu’un vieux fainéant ! je ne suis qu’un vieux Mandrin ! « Passe ton chemin, vieux Mandrin, ou je t’enferme dans la soue[2] avec les porcs. » Il m’a dit cela, Fillette, mais il s’en repentira. Il ne l’aura

  1. Ticlet, loquet.
  2. Soue, étable à porcs.