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c’est trop d’effronterie. Cyprienne, il faut que j’achève de vous ouvrir les yeux. Votre amour-propre sera peut-être un peu blessé ; mais qu’importe, si c’est pour votre bien et pour le bien de tout le monde ? Ce garçon-là a osé dire qu’il vous avait aimée dès le premier jour : eh bien ! l’an dernier, dans la nuit du 1er mai…

— Taisez-vous, père Benoît, s’écria Michel, de grâce, taisez-vous !

— N’est-ce pas lui qui a planté l’if sous ma fenêtre ? demanda Cyprienne. Il me l’a dit cent fois.

— Il était avec le Rougeaud. Gaspard a apporté un cerisier de Sarraz, et tous deux ils l’ont planté. Le Rougeaud s’en est vanté le lendemain en présence de dix garçons du village ; j’y étais, et je l’ai entendu. À vous, Cyprienne, le cerisier !… Mais l’insulte est bien moindre, venant de marauds pareils. Michel est venu un peu plus tard ; il a arraché l’arbre d’affront, et a mis à la place l’arbre d’honneur. Est-ce vrai, Fillette ? est-ce vrai, père Urbain ?

— J’ai vu tout cela de mes yeux, dit Urbain à sa fille ; mais je n’ai jamais osé t’en parler : j’avais peur de te faire trop de peine.

Cyprienne tomba évanouie. Tous se précipitèrent vers elle, sauf Gaspard, qui profita du moment pour gagner la porte et disparaître. Revenue bientôt à elle, la jeune fille se jeta aux genoux de son père en lui demandant pardon, puis elle tendit la main au charbonnier et le pria de lui pardonner aussi. Le vieux mendiant s’était agenouillé dans un coin de la salle, et il remerciait à haute voix la madone de la Marghoué par un déluge d’oraisons latines écrites à d’autres fins, et dont il ne comprenait pas le premier mot. On se remit à table, Michel occupant la place de Gaspard ; mais tous étaient encore émus. Le père Benoît prononça un de ses sermons burlesques qui l’amena bien vite la gaieté.

À un mois de là, Michel quittait l’état de charbonnier ; Cyprienne et lui recevaient des filles du village les dragées nuptiales et le mouton enrubanné. Cyprienne était ravissante ce jour-là, et les anciens du pays disaient tout haut n’avoir jamais vu une aussi belle mariée. Michel voulut donner la clé des champs à Colas, dont les ailes étaient repoussées ; mais le corbeau ne voulut jamais se séparer de son maître. Le vieux mendiant fut plus sauvage ; en vain Michel et tous les siens le pressèrent-ils de venir demeurer avec eux, Benoît préféra garder son gali et son indépendance. Cyprienne devient de jour en jour plus attentive à tous ses devoirs, sans rien perdre de sa piquante et gracieuse vivacité. Les pots de fleurs s’étalent encore sur les fenêtres de la maison, et peut-être, contre l’ordinaire, ne doivent-ils pas de longtemps disparaître.


CHARLES TOUBIN.