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qu’il s’est acquitté de cette tâche avec beaucoup de talent, que son livre, parfaitement composé, écrit avec finesse et délicatesse, abonde en pages charmantes, en chapitres élégans et ingénieux ; mais M. Charles Lévêque a placé son but plus haut. Il a voulu faire avancer d’un pas la science à laquelle il a consacré sa vie. Félicitons-le de cette noble ambition avant même de chercher jusqu’à quel point il a réussi. Nous vivons dans un temps où les prétentions démesurées de la vanité cachent mal un fonds de timidité et d’impuissance incurables. Jamais il n’a été plus à propos d’applaudir aux entreprises courageuses de ce petit nombre d’esprits sincères qui ont encore de la jeunesse, de l’enthousiasme et de la foi.


I

Quel était en 1818 l’intérêt le plus pressant de la philosophie ? C’était de consommer la défaite du sensualisme condillacien. Aussi les travaux de l’école nouvelle eurent-ils alors un caractère essentiellement polémique et négatif. En fait d’esthétique, ce qui préoccupe avant tout le jeune et ardent disciple de Royer-Collard, c’est de faire voir que l’école sensualiste est incapable de rendre compte du sentiment et de l’idée du beau. Le beau est-il une qualité matérielle des corps, ou bien une forme de l’agréable ? ou bien encore peut-on le ramener à l’utile ? Non, le beau ne s’adresse point à l’oreille ou aux yeux ; non, il n’a point pour effet propre de caresser agréablement les sens ou de servir aux besoins matériels de l’homme. Il est invisible et idéal par essence. Les plaisirs qu’il nous donne sont purs et désintéressés. Il parle à nos intelligences et à nos âmes, il les élève au-dessus de la terre et les entretient des choses du ciel. Voilà les grandes vérités que M. Cousin s’était donné la mission de remettre en lumière, et il y déploya la plus rare puissance de dialectique et ce sentiment délicat et élevé du beau, digne d’un philosophe éminemment artiste formé à l’école de Platon. Aussi bien n’est-il point à regretter que tant d’efforts et d’éloquence aient été dépensés à cette œuvre de réfutation et de critique, puisque nous voyons reparaître en 1861 ces mêmes théories sensualistes, vaincues en 1818, sans autre changement que quelques formules allemandes destinées à donner le change aux générations nouvelles en affublant les vieilles idées de Condillac de la livrée de Hegel. On se reprend à nous dire qu’il n’y a d’autre réalité que les faits sensibles, que tout le reste, faits de conscience, causes, substances, tout cela est chimérique. Il reste, à la vérité, à rattacher les faits à quelque principe, et cela ne laisse pas d’être difficile ; mais on a inventé. pour se tirer d’affaire, un procédé auquel Condillac apparemment