Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/413

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du sens intime, l’apôtre des méthodes écossaises, n’était pas homme à commencer la science du beau autrement que par les faits psychologiques et à chercher ce qu’est le beau en soi avant d’avoir recueilli les impressions qu’il produit sur notre âme. L’analyse de ces impressions variées, analyse pénétrante, délicate, obstinée, sincère et sans esprit de système, est une des parties les plus remarquables du livre de Jouffroy.

Il décrit avec un sentiment exquis et profond ce caractère, propre aux émotions du beau, de ne répondre à aucun besoin déterminé de notre condition terrestre. En ce sens, le beau est essentiellement inutile, et son inutilité même fait son charme singulier, sa noblesse et sa dignité. Par suite, le beau ne peut être possédé, et là est peut-être l’explication de ces dégoûts, de ces ennuis, de cette incurable mélancolie qu’on observe chez certaines natures, d’élite trop éprises de la beauté et qui en poursuivent le culte avec une ferveur exclusive. Qu’est-ce donc que cette beauté mystérieuse qui nous attire et nous désespère, se dérobant à nous quand nous croyons la saisir, et nous laissant charmés et éblouis, mais jamais satisfaits ? Jouffroy cherche quelque lumière sur cette énigme dans l’analyse des phénomènes de la sympathie, mine abondante et inépuisable d’où Adam Smith avait déjà tiré tant de trésors. Il fait voir que tout bel objet excite en nous un mouvement sympathique. Dans les êtres même les plus éloignés de nous, dans l’arbre qui déploie ses rameaux, jusque dans le ruisseau qui murmure et dans la brise qui frémit, nous sentons ou nous rêvons une âme sœur de la nôtre, nous assistons au drame intérieur de la vie universelle. Partout nous sentons la lutte sourde de l’esprit caché qui cherche à se dérober aux étreintes de la matière. C’est cette lutte qui nous agrée, qui nous charme, qui nous inspire une curiosité sympathique et désintéressée, et qui dans ses alternatives d’énergie et d’affaissement, d’effort suprême, de victoire aisée ou d’éclatant triomphe, produit en nos âmes l’impression du beau et du laid, celle du gracieux, du joli, du sublime.

Ces vues d’une psychologie profonde conduisirent Jouffroy à sa théorie métaphysique du beau. Suivant lui, le beau, c’est la vie, la force en action, la force et la vie se développant d’un mouvement facile, puissant, harmonieux. Une forme matérielle, si régulière, si parfaite qu’elle puisse être d’ailleurs, du moment qu’elle n’exprime pas la vie, est pour nous sans intérêt et sans beauté. Partout au contraire où apparaît la vie, il y a une beauté en germe. Et comme dans la nature tout est vivant, comme la force et la vie sont le fond même des choses et la mesure de l’existence, il s’ensuit que nul être de la nature n’est dépourvu de quelque beauté. Mais pour