Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tulipe et de la rose a son type idéal ? Que de types idéaux ! Et tous ces types devront avoir une dimension précise, ni trop grands, ni trop petits. Le type du lis aura tant de pouces de hauteur ; bien plus, les feuilles, les pétales, les étamines, le pistil, auront aussi leur grandeur exacte et leur contour parfaitement déterminé. Qui ne sent que tout cela est d’imagination et de fantaisie ?

La question pourtant est plus élevée et plus grave qu’elle n’en a l’air. À propos d’un beau lis, l’auteur veut nous engager avec lui dans une théorie qui ne va pas à moins qu’à ressusciter l’antique système des idées de Platon. Et il trouve ici un auxiliaire assez inattendu dans Lamennais, qui, après s’être émancipé de la théologie catholique, en avait retenu la tradition augustinienne, ce qui le conduisit, sur la fin de sa vie, à amalgamer d’une manière fort bizarre, dans l’Esquisse d’une Philosophie, l’idéalisme du Timée et des Confessions avec un rationalisme antichrétien. Il faut voir avec quelle satisfaction tranquille et quelle assurance tranchante Lamennais nous parle de types a priori, de modèles idéaux, d’exemplaires divins. On dirait un élève de Platon sortant d’un entretien avec le maître, en compagnie de Speusippe et de Xénocrate, et sans avoir rencontré Aristote dans le jardin de l’Académie. Les mille objections sous lesquelles le redoutable disciple accablait l’idéalisme du chef de l’école, Lamennais les ignore ; il ne paraît pas se douter non plus des conséquences où l’idéalisme platonicien, repris avec ferveur par Plotin et Porphyre, conduisit l’illustre et chimérique école d’Alexandrie.

M. Charles Lévêque n’a pas cette naïveté. Ses nombreux auditeurs du Collège de France savent que personne ne possède et n’expose mieux que lui l’histoire de la philosophie. Comment donc a-t-il pu se flatter d’échapper aux difficultés inextricables dont l’idéalisme platonicien est hérissé ? Je ne veux point soulever ici les objections métaphysiques ; je me borne à celles qui naissent de l’analyse de la beauté. Vous me dites qu’il y a pour tout être, pour l’homme par exemple, un type idéal de beauté absolue ; mais l’homme n’est pas un être simple, il est mâle et femelle. Voilà deux types idéaux pour le moins. De plus, l’homme varie d’âge en âge : il est tour à tour un enfant, un adolescent, un homme mûr, un vieillard. Faudra-t-il pour chaque âge de la vie un type idéal ? Ce n’est pas tout ; la beauté a mille aspects divers : il y a la beauté qui vient de la force et celle qui vient de la faiblesse et de la grâce. La grâce elle-même et la force ont leurs nuances. La beauté d’une fille des champs n’est pas la beauté d’une reine ; la tête d’un grand et beau poète comme Dante ou Goethe n’est pas celle d’un don Juan. Voilà donc le type idéal de la beauté humaine qui se divise et se multiplie à l’infini. Direz-vous