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nature pour les fonctions de la digestion : il s’en nourrit et transforme cette substance étrangère en sa propre substance. Des œuvres ainsi assimilées, il ne reste plus rien que certaines influences vitales, certains fluides, certaines sécrétions qui donnent à l’esprit son teint, son coloris, sa grâce et sa force. C’est ainsi que les hommes de la génération qui nous a précédés, M. Eugène Delacroix, M. Victor Hugo, M. Augustin Thierry, par exemple, se sont assimilé lord Byron, Shakspeare ou Grégoire de Tours. Qui donc, s’il n’était averti, reconnaîtrait une ressemblance entre leurs œuvres et celles qui ont été l’aliment de leur esprit, le prétexte et le point de départ de leur inspiration ? Très différente est cette imagination passive qui distingue avant toute autre faculté les intelligences vraiment remarquables des nouvelles générations. Pour elle, dis-je, créer c’est surtout comprendre, et comprendre ce n’est pas seulement saisir les traits principaux ou les caractères sommaires d’une chose ou d’une œuvre, c’est participer à la vie même de cette chose ou de cette œuvre, se mêler à son âme et à sa substance, n’avoir momentanément d’autre personnalité que la sienne, s’imprégner d’elle si intimement que de ce commerce étroit et presque voluptueux puisse naître une image qui soit non-seulement sa ressemblance physique, mais ce qu’on appelle en magie son diaphane. L’imagination de nos jeunes contemporains renverse donc le procédé habituel à l’assimilation, celui que nous avons décrit plus haut ; loin de s’assimiler les choses, c’est elle qui se laisse assimiler. Tout ce qu’elle a de sentiment général du beau, de puissance esthétique, de susceptibilité voluptueuse, elle l’emploie pour entrer plus profondément dans l’esprit des grandes œuvres, pour s’insinuer en elles et les atteindre jusque dans ce mystérieux asile où se cache le principe de leur vie. C’est cette imagination passive que possède au plus haut point M. Gustave Doré. Il met son originalité à représenter fidèlement l’originalité des choses qu’il veut faire connaître. Il s’efforce de les comprendre dans leur variété et leur diversité infinies. Il saisit du premier coup ce qui fait l’attrait particulier d’une physionomie, la poésie d’un épisode, le caractère d’une œuvre d’art. Il assouplit son talent au gré des œuvres qu’il interroge au point de partager non-seulement leurs qualités, mais leurs défauts, et d’être, s’il le faut, grossier avec Rabelais, baroque, bizarre et entortillé avec les Contes drolatiques de Balzac, monotone avec l’Enfer de Dante. Il devient un double véritable du modèle qu’il traduit par le crayon, si bien que son imagination reflète immédiatement les expressions les plus variées et les nuances les plus passagères de l’imagination du poète. Et cette imagination, que j’appelle passive, n’a cependant rien de ce qui distingue la passivité et la soumission ; elle ne se