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bien compris le caractère italien de l’œuvre de Dante, qu’il est entré moins profondément dans l’esprit du poète. Cependant, quoiqu’il soit dans cette production inférieur à lui-même, il reste encore très grand artiste, et M. Doré pourrait encore apprendre de lui quelques leçons : par exemple, comment il est inutile de multiplier les détails pour obtenir un effet puissant, et comment les détails trop multipliés finissent par ressembler à ce qu’en littérature on appelle prolixité, parce qu’alors ils ne sont pour ainsi dire que la répétition d’eux-mêmes, et qu’au lieu de faire contraste, ils ne font qu’encombrement. Il pourrait apprendre aussi de lui à ne pas torturer et épuiser un sujet de manière à lui faire rendre tout ce qu’il contient, parce que ce procédé excessif enlève à l’imagination du spectateur tout horizon, et prive l’œuvre de l’artiste de cette puissance d’inspirer la rêverie qui est le plus sympathique et le plus mystérieux des privilèges des grandes œuvres d’art. Or ce privilège, Flaxman, qui ne comprend pas Dante aussi bien que M. Doré, le possède presque toujours, tandis que M. Doré ne le possède que très rarement. Quel joli dessin que celui que Flaxman a composé sur ce vers qui clôt l’épisode de Françoise de Rimini :

E caddi come corpo morto cade !


C’est le moment où Dante tombe évanoui sous la double angoisse de l’histoire de Françoise et de la musique de plaintes et de sanglots dont Paul accompagne le récit de son amie. Virgile contemple l’évanouissement de Dante avec une tristesse complaisante, comme s’il était heureux et fier d’avoir cette preuve de l’humanité d’un grand cœur. Françoise et Paul, pudiquement enlacés, le visage caché par leurs mains, sont prêts à rejoindre le tourbillon qui les emporte pour l’éternité. Ils ont déjà un pied dans l’espace ; une seconde encore, et ils auront disparu. Le cœur se sent serré d’angoisse ; on aurait envie de les retenir et de leur dire : Quoi ! si tôt ? Dans cet épisode, Flaxman s’est montré supérieur à M. Doré, dont la Françoise est par trop une Parisienne du XIXe siècle. Ce que M. Doré n’a pas égalé non plus, c’est le dessin simple et poignant que Flaxman a consacré à l’épisode d’Ugolin. Sous la voûte d’un cachot basse comme la voûte d’un four, le comte Ugolin est étendu tout de son long, les coudes appuyés sur le cadavre d’un de ses fils, dans une attitude de douloureux hébétement. À ses côtés gisent les corps de ses autres fils. Rien ne peut rendre l’effet dramatique de ce groupe sinistre, composé de quatre cadavres et d’un agonisant. Cela est simple, pathétique et grand, et révèle l’artiste familier avec les monumens de l’art grec, l’illustrateur d’Homère, d’Hésiode et d’Eschyle. Ce sont