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pas être celles des compagnons d’infortune des deux amans. Il y a là des poses dramatiques, des visages échevelés, des attitudes féroces ou même lubriques, qui conviendraient aux habitués du Brockeu, mais qui ne conviennent guère à ces dames et à ces cavaliers antiques dont les noms, lorsqu’il les entendit, serrèrent de pitié le cœur de Dante. On y voit des femmes qui s’accrochent avec désespoir à un amant qui semble les fuir, des âmes séparées qui semblent s’appeler d’un désir sauvage, des poings crispés, des poses de bacchantes. Tous ces détails ne sont pas en conformité avec les paroles du poète. Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans le cercle des voluptueux, des âmes qui ont péché par amour ; il y a plus loin, dans les profondeurs de l’enfer, d’autres cercles où sont punis les impudiques qui ont péché contre l’amour et la nature. Il ne faut pas oublier non plus que ce cercle est le premier de tous, et que par conséquent les âmes qui y sont tourmentées sont punies du châtiment le plus doux. Elles volent deux à deux, heureuses encore dans leur malheur, puisqu’elles sont éternellement enlacées et qu’elles ont la douloureuse joie de savourer ensemble le même supplice. Les autres, privées de l’objet de leur amour, volent seules, noblement désolées. Il ne doit donc y avoir dans tous ces groupes d’autres attitudes tourmentées que celles qui sont en quelque sorte imposées par la violence du tourbillon infernal. J’ai dit le défaut de la Françoise de M. Doré, qui ressemble trop à une Parisienne moderne. Nous avons tous vu ce joli visage, et chacun de nous pourrait aisément lui donner un nom. Je ne veux pas dire cependant que le dessin dans lequel les amans se séparent du groupe où est Didon, et se présentent au spectateur, soit très inférieur aux autres compositions ; je dis qu’il ne répond pas à la beauté de l’épisode et aux émotions que cet épisode inspire à tout cœur sensible à la poésie. Non, ce sentimental visage n’est pas celui de la tendre et fière Françoise, qui conserve encore le souvenir du meurtre outrageant par lequel lui fut enlevée sa beauté, et qui exprime si bien la fatale exigence de l’amour chez les cœurs bien nés. Cependant le corps de Françoise est charmant, et le couple est vraiment tel que le poète le décrit, léger au vent. L’artiste a choisi le moment où les amans accourent, attirés par l’aimant de l’affectueux appel de Dante ; leur vol s’abaisse, et ils descendent avec une lenteur gracieuse, selon les lois de cette gravitation particulière aux êtres ailés, dont le vol, au lieu de s’accélérer, devient plus lent à mesure qu’il se rapproche de la terre.

Nous voici dans le deuxième cercle, gardé par Cerbère aux trois têtes, le cercle où les gourmands sont fouettés par une pluie boueuse, noirâtre et lourde, comme le péché pour lequel ils sont condamnés.