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Le bouillonnant marais s’étend dans le lointain entre des rochers maigres, ravinés, creusés par la colère des eaux. Le jeune artiste a très bien compris l’étroite analogie par laquelle sont réunies toutes les parties des symboles dantesques, la correspondance que le poète établit entre le vice, le supplice, et le paysage qui sert d’encadrement au supplice. De même que le supplice est toujours en parfait rapport avec le vice, le paysage participe des caractères de l’un et de l’autre. Cette vue des bords du Styx est une belle marine infernale.

La traversée du Styx dépose les deux poètes au pied de la ville de Dité, capitale d’un royaume immense, plus fertile encore en douleurs que les provinces qu’ils ont visitées. Du pied des remparts, on pourrait apercevoir les rouges mosquées de la ville embrasée, n’étaient les épais nuages de fumée qui s’échappent de son enceinte. Le peuple démoniaque des faubourgs de la ville maudite s’attroupe près des portes pour en fermer l’accès aux visiteurs. Il faut attendre le secours d’un messager céleste. En attendant ce secours, les distractions lugubres ne manquent pas aux voyageurs. Voici les féroces Erinnyes. Elles volent reliées entre elles par des bracelets et des ceintures de serpens, en faisant retentir l’air empesté de leurs plaintes et de leurs chants ; elles jettent en passant leurs menaces au poète : « Vienne Méduse, nous le changerons en pierre. » Leur visage est plutôt vieilli que vieux, et ici l’artiste a encore donné une preuve de la vive intelligence qui le distingue. On voit que les Euménides ont été belles, et sur leurs traits enfumés par les vapeurs de l’enfer, desséchés par ses fournaises, on peut distinguer les traces de leur antique majesté, alors qu’elles étaient les bienfaisantes ; mais maintenant elles souffrent elles-mêmes des douleurs qu’elles infligent, et sont aussi désolées que les damnés qu’elles invectivent. Aussi le chagrin, la honte et l’angoisse ont-ils détruit leur sombre beauté. C’est une chose digne de remarque en effet que la transformation imposée par Dante aux anciens souverains et demi-dieux de l’enfer classique. Les monstres ont perdu leur terreur, les demi-dieux leur sombre majesté. Virgile est bien le guide véritable de cet enfer, où il rencontre à chaque pas quelque ancien monstre de sa connaissance la plus intime, car il les a vus autrefois entassés à l’entrée de l’enfer où descend Énée :

Centauri in foribus stabulant, Scyllaque biformis
Et centumgeminus Briareus, ac bellua Lernæ
Horrendum stridens, flammisque armata Chimera,
Gorgones, hurpyiæque, et forma tricorporis umbræ.


Mais combien changés et déchus depuis cette époque ! Les pauvres monstres sont tombés à l’état de reptiles crapuleux, et les mieux