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partagés à l’état de damnés. Les Euménides entremêlent leurs sinistres incantations de plaintes arrachées par les douleurs qu’elles ressentent, et c’est pour elles-mêmes maintenant qu’elles poussent les formidables aboiemens dont elles poursuivirent jadis Oreste jusqu’au pied de l’autel de Minerve. Les harpies, encore plus hideuses qu’autrefois, nichent dans des cadavres de suicidés métamorphosés en arbres stériles. Géryon a perdu ses trois corps : il représente non plus la fraude des temps héroïques, mais la basse fraude des temps nouveaux ; il n’est plus qu’un monstre assez peu redoutable, à tête humaine et débonnaire, à queue de crocodile. Minos a été gratifié d’une queue de serpent qui lui sert de mesure pour marquer le cercle où doivent descendre les âmes coupables. Caron est encore le vieillard aux yeux de flammes de Virgile ; mais il est devenu grognon et brutal. Les Titans, hébétés par une longue souffrance, ont passé à l’état d’idiots athlétiques, et Nemrod, le puissant roi, souffle dans son cor comme un insensé de petites maisons. L’enfer chrétien de Dante leur a conservé leurs anciens caractères, mais en les flétrissant, en les salissant ; il a encanaillé, qu’on me passe l’expression, les monstres classiques. Cette transformation a été très finement marquée dans le portrait des Erinnyes par M. Doré. Ce sont bien les furies de Dante, c’est-à-dire d’antiques reines passées à l’état de damnées.

Enfin le messager céleste est arrivé. Son visage respire la calme indignation qui convient aux immortels, et devant son geste impérieux la populace des damnés tombe consternée ’. La divine lumière de l’ange illumine les corps de ces maudits, qui sont vraiment beaux, et qui témoignent de leur origine céleste. Les portes franchies, les deux poètes rencontrent la campagne des tombes ardentes, où est enfermé Farinata. Le dessin donne bien l’impression de chaleur suffocante que peut faire ressentir cette campagne percée de fosses brûlantes. Les damnés, poussés par l’ardeur de la flamme, se redressent en se tordant hors de leur tombe ; seul, Farinata se lève dans l’attitude qui convient à une âme patricienne, fier comme le soir de l’Arbia, lorsqu’il sauva Florence des projets des confédérés. Dante et Virgile considèrent avec admiration le damné magnanime. Sortons vite de cette campagne brûlante, où la fumée est tellement infecte que Dante et Virgile sont un instant obligés de se mettre à l’abri derrière la pierre du grand tombeau où cuit à l’étouffée le pape Anastase. Nous voici dans la campagne qui conduit à l’enfer des violens contre la nature et contre Dieu. L’affreux Minotaure, opprobre de Crète, que les poètes rencontrent aux environs de cet enfer, couché sur un rocher, est l’enseigne vivante des péchés de toute nature qui ont l’homicide pour fin. Et ici je ferai, à propos de ces monstres et divinités infernales