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Deux dessins ont été consacrés par M. Doré aux Centaures. Dans le premier, les monstres humains oublient un instant les tyrans et les homicides, qu’ils percent de leurs flèches dans le lac de sang, pour considérer Dante et Virgile, qui apparaissent sur les hauteurs. Ils se montrent avec étonnement les divins voyageurs, et leur attitude exprime la curiosité qui convient à une telle surprise. Ils ont bien l’air de se demander : Qui donc vient là ? Dans le second, le meilleur des deux, ils courent, dirigeant leurs flèches contre les poètes : ils sont lancés à plein galop ; mais l’artiste a eu bien soin de faire prédominer en eux la nature humaine sur la nature bestiale. Ils n’ont pas ce mouvement instinctif mécanique et mathématique en quelque sorte de la bête, qui court comme un trait ou se déploie comme un ressort. Les jambes galopent, les croupes s’abaissent ou se relèvent, les mouvemens s’assouplissent sous la direction d’une volonté humaine. Cependant Nessus a pris Dante et Virgile en croupe pour leur faire passer le lac de sang, et les a déposés sur la lisière de la forêt des suicides, où nichent les hideuses harpies. C’est une des plus ingénieuses et des plus fortes conceptions de Dante que cette forêt des suicides. Jamais l’analogie qu’il établit entre le châtiment et le crime n’a été plus vraie, plus strictement exacte et en même temps plus poétique. Généralement les analogies et les symboles de Dante sont plus forts que fins, ils ont la simplicité brutale du lieu-commun ; je ne parle, bien entendu, que de l’Enfer, car dans le Purgatoire et le Paradis les symboles ingénieux, subtils, les analogies idéales et quintessenciées abondent. Dans ces deux derniers poèmes, il prend sa revanche des brutalités de l’Enfer. Son esprit ne se met pas en frais inutiles, et les supplices qu’il invente pour chaque variété de crimes sont ceux qui se présentent les premiers à l’imagination : pour les gourmands, des torrens de pluie boueuse ; pour les assassins, un lac de sang ; pour les colériques, un marais tourmenté de tempêtes ; pour les agens de discordes, une éternelle mutilation ; pour les hypocrites, de lourdes chapes de plomb. Le supplice qu’il a inventé pour les suicides est aussi vrai, mais plus ingénieusement poétique, et se dérobe mieux (chose très importante en poésie) au premier coup d’œil de l’imagination du lecteur. Ceux qui ont porté sur eux-mêmes une main violente, ceux qui n’ont pas senti le bien inestimable de la vie, même chargée de douleurs, ceux qui ont mis obstacle volontairement aux opérations que la nature accomplissait en eux, ne cesseront pas de vivre comme ils le croyaient ; ils vivront à l’état d’arbres effeuillés et de bois mort. Ils ont reculé devant la douleur des frondaisons nouvelles, ils pousseront des épines stériles, et au lieu des oiseaux gais ou mélancoliques qu’ils ont refusé d’abriter, ils seront