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plus les gravures consacrées à Thaïs la courtisane et à l’incestueuse Myrrha, et j’en ai dit la raison ; cette exhibition d’une vile beauté fait comme une tache de lumière fumeuse et mesquine sur le fond de ces sombres tableaux.

Mais que de beaux dessins dans toute cette partie, où M. Doré ne pèche que par trop d’abondance ! Signalons les principaux. Le Châtiment des séducteurs est une composition à la fois énergique et charmante. Les diables frappent avec un entrain et une vigueur tout à fait remarquables, comme de bons ouvriers qui ont le cœur à l’ouvrage. On éprouve de la commisération pour quelques-uns des flagellés, dont les beaux corps subissent ces outrages. Dans l’Enfer des Maltôtiers, le jeune artiste a rivalisé de fantaisie bouffonne avec Dante. Les diables mettent dans leurs plaisanteries cruelles une rage infernale, une ardeur malicieuse, un empressement tout à fait drolatique. L’agilité de leur vol égale la clairvoyance de leurs yeux. Cependant les damnés qu’ils malmènent, et qui n’ont pas encore oublié les ruses pour lesquels ils sont punis, échappent parfois à leur surveillance ; ainsi fit en présence de Dante le Navarrais Ciampolo, qui plongea sous la poix bouillante pendant que le démon Alichino fondait sur lui avec sa fourche. L’effort vigoureux du diable transperce l’air vide, et Ciampolo se dérobe dans la poix avec l’impétuosité d’une grenouille qui plonge sous l’eau. La Lutte de Calcabrina et d’Alichino au-dessus du lac de poix, dans lequel les deux diables finissent par tomber et par s’engluer, est encore une des amusantes compositions inspirées par cet épisode burlesque, vraiment digne de l’enfer de Rabelais. Un spectacle plus sombre succède, la Procession des hypocrites. Ils marchent en bel ordre, revêtus de pesantes chapes de plomb, jetant par-dessous leurs lourds capuchons des regards équivoques où la gravité se mêle à la méchanceté. Pour que la parodie sinistre des sentimens sacrés, pour que la profanation sacrilège qui furent l’âme et le mobile de leur vie soient complètes, ce peuple de moines d’enfer a son Christ, ce Caïphe qui conseilla de mettre un homme à mort pour le salut du peuple, et qui gît crucifié en terre à une belle place d’honneur. Les fidèles de ce Christ damné le contemplent de loin avec un respect mêlé d’effroi. Arrêtez aussi vos yeux sur les deux gravures où le jeune artiste a peint le Supplice par les Serpens ; il y a là un fourmillement de reptiles à donner le frisson. Dans la seconde surtout, le pandémonium sale et grouillant est complet ; on ne saurait distinguer les reptiles des damnés, tant les entrelacemens sont étroits, et cependant il y a un grave défaut dans ce dessin : M. Doré n’a su exprimer que par la confusion le caractère de ce supplice bizarre, qui consiste dans la double transformation de l’homme en reptile et du reptile en homme. On n’aperçoit pas la transformation d’Agnel, qui occupe le premier