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il était revenu si plein de lui-même et si vaniteux ! il semblait s’être si bien passé d’elle et y avoir si peu songé ! Elle sentit son cœur défaillir et se glacer, et, toute muette et toute pâle, elle revint gravement s’asseoir aux pieds de son grand-père.

« — Ainsi ma petite-fille est bien contente que son grand-père soit revenu, dit le capitaine Pennel en la pressant tendrement dans ses bras et en cachant sa tête blonde sous son manteau, comme il avait coutume de faire quand elle était toute jeune. Grand-papa a pensé bien des fois à sa petite Mara.

« Le petit cœur de l’enfant se gonfla. Bon et fidèle grand-père ! il avait pensé à elle bien plus que n’avait fait Moses, et pourtant que de fois n’avait-elle pas pensé à celui-ci !

« Il était là, cet ingrat Moses, les yeux brillans et les joues roses, gai et prodigue de paroles, plein d’énergie et de vigueur, et aussi loin que possible de se douter de la blessure qu’il avait faite à ce petit cœur aimant qui souffrait silencieusement sous le grand manteau brun du vieux marin. Non-seulement il ne s’en doutait pas, mais il n’avait même pas encore en lui la faculté de le comprendre.

« Il ne s’était encore développé en lui jusqu’à présent qu’un fonds d’énergie, d’amour-propre, d’assurance, de courage et de hardiesse, et que l’amour de l’action, du mouvement et des aventures. Sa vie était tout extérieure et toute dans le présent, sans retour sur lui-même et sans réflexion. C’était un vrai garçon de dix ans, au plus haut point de la vigueur et de la perfection animales. Ce qu’elle était, notre petite perle aux blonds cheveux, avec son organisation frêle et surexcitée, avec ses nerfs impressionnables et ses fibres presque immatérielles, avec ses méditations, ses créations fantastiques et ses rêveries, avec sa faculté d’aimer et son besoin de se dévouer, c’est ce que le lecteur a peut-être déjà vu. Deux enfans, même deux grandes personnes ainsi constituées, ne sauraient se trouver en contact intime sans qu’en vertu des lois mêmes de leur organisation l’un des deux puisse s’empêcher de blesser l’autre, simplement en se montrant lui-même. L’un des deux doit nécessairement être affamé de ce que l’autre n’a point à donner. »


La pensée du livre de Mme Stowe est tout entière dans ces dernières lignes. L’auteur oppose l’une à l’autre deux natures distinctes, l’une vigoureuse et robuste, qui vit surtout de la vie animale, et l’autre, frêle et délicate, qui vit par l’intelligence et l’imagination. Chaque année ajoute à l’écart de ces deux natures, qui se développent en des sens opposés, et fait germer chez chacun de ces enfans des idées et des sentimens auxquels l’autre demeure étranger. Moses raconte avec une satisfaction sans mélange l’agonie d’un poisson qu’il a pris et mis à mort : ce récit, qui est un plaisir pour lui, est une souffrance pour sa jeune amie. Mara a trouvé et lu à la dérobée, sans trop la comprendre, la Tempête, de Shakspeare ; elle a caché ce livre pour que Moses ne le lût pas, parce qu’il y est question d’un enfant dont les parens ont péri dans