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pittoresque, et, comme cela arrive parfois, je m’étais subitement plongé dans la contemplation de mon propre visage. Je me souviens que mon attention s’était péniblement concentrée sur mon nez, dont les contours mous et incertains ne me plaisaient guère, lorsque je vis tout à coup une porte s’ouvrir dans la profondeur de la glace penchée, qui reflétait presque toute la chambre, et se montrer la svelte figure de Lise. Je ne sais pourquoi je restai immobile. Lise avança la tête, me regarda attentivement, se mordit les lèvres, et en retenant son haleine comme quelqu’un qui se flatte de n’avoir pas été aperçu, elle recula avec précaution et tira doucement la porte sur elle. Les gonds firent un léger bruit… Je ne bougeai pas. Elle tira le bouton de la porte et disparut. Il n’y avait plus aucun doute possible. L’expression de Lise, cette expression dans laquelle on ne lisait que le désir d’échapper à une rencontre désagréable, la passagère lueur de plaisir que j’avais eu le temps de saisir dans son regard quand elle crut avoir réellement réussi à disparaître sans être remarquée, tout me disait assez clairement : Cette jeune fille n’a pas le moindre amour pour vous. Je restai longtemps, bien longtemps, sans avoir la force de détacher mon regard de la porte immobile et muette qui avait reparu comme une tache blanche dans le fond du miroir. Je voulus sourire à ma propre image ; mais ma mine allongée ne s’y prêta point. Je baissai la tête, m’en retournai à la maison et me jetai sur mon divan. J’avais un poids si affreux sur le cœur que je ne pus pleurer. — Est-ce possible ? me répétai-je sans cesse, couché sur le dos comme un mort et les bras croisés sur ma poitrine ; est-ce possible ?… Que pensez-vous de mon « est-ce possible ? »


20 mars. — Dégel.

Lorsque j’entrai le lendemain, après de longues hésitations et en tremblant, dans le salon des Ojoguine, je n’étais déjà plus le même homme que celui qu’ils connaissaient depuis trois semaines. Toutes les anciennes manies dont j’avais commencé à me déshabituer sous l’influence d’un sentiment nouveau reparurent soudain, et reprirent possession de moi comme un maître de maison qui rentre chez lui. Et ce n’est pas étonnant : les êtres de mon espèce tiennent moins de compte des faits positifs que des impressions personnelles. Pas plus tard que la veille, j’avais encore rêvé aux « enthousiasmes de l’amour réciproque, » et le lendemain déjà je ne doutais pas le moins du monde de mon « infortune, » et me considérais comme au comble du désespoir, quoique je n’eusse pas été en état de trouver le plus petit prétexte raisonnable à ma douleur. Je ne pouvais pas être jaloux du prince, car, quels que fussent ses mérites,