Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les girofliers et les muscadiers. Sur le milieu de l’allée principale se dresse une colonne de marbre autour de laquelle on a gravé le nom des bienfaiteurs de la colonie avec ces belles paroles de Bernardin de Saint-Pierre : « Le don d’une plante utile me paraît plus précieux que la découverte d’une mine d’or et un monument plus durable qu’une pyramide. »

Du jardin des Pamplemousses à la sucrerie de La Bourdonnais, la route est tracée à travers les champs de cannes et dans une situation des plus pittoresques. À gauche, dans le lointain, s’étend la mer sillonnée de blanches voiles ; à droite s’élève le Mont-du-Piton. La Butte-aux-Papayers marque le terme de la course. Peu de sucreries présentent dans les colonies une aussi heureuse disposition que celle de La Bourdonnais, décorée à juste titre du nom de sucrerie modèle. Peu d’habitations coloniales offrent une plus splendide installation que la villa attenante à l’usine. Construite dans un style emprunté à l’Italie, mais où l’on a su tenir compte des exigences et des habitudes des pays tropicaux, la villa de La Bourdonnais développe majestueusement ses quatre façades ornées d’une double galerie. Après nous avoir fait visiter son usine dans tous les détails, le maître du logis, M. Viet, nous conduisit dans de magnifiques jardins où les arbres à fruits des tropiques sont l’objet de soins assidus, en même temps que les fleurs et les arbres de notre hémisphère y ont été acclimatés à grands frais. M. Viet nous montra aussi son parc aux biches, où une trentaine de ces gracieuses bêtes prises dans l’île même, étaient assises paisiblement à l’ombre et semblaient ne regretter ni leurs forêts, ni leur liberté. Comme si rien ne devait manquer à notre visite, nous rencontrâmes, au sortir de La Bourdonnais, un majestueux éléphant appartenant à la propriété. Le cornac, assis sur le cou de la bête, la dirigeait à volonté, et prétendait surveiller de la sorte les travailleurs indiens disséminés dans les plantations voisines. Son intelligente monture était occupée à boire quand nous passâmes sur la route. L’animal s’y prenait de la manière la plus heureuse : il entourait de sa trompe l’ouverture d’un énorme robinet alimenté par une pompe qu’un moulin à vent mettait en marche. Bien qu’il eût déjà englouti plusieurs litres, qui semblaient bouillonner dans son estomac à mesure qu’ils s’y précipitaient, il nous regarda de travers quand il nous vit et poussa un sourd grognement. Sans doute il crut que nous allions lui faire concurrence, et que, comme Rébecca, nous venions remplir nos jarres à la fontaine. Nous lui jetâmes quelques pièces de monnaie ; il vint les ramasser, se hâtant lentement, et les remit à son cornac avec un cri de joie significatif. Le cornac commanda à la bête de nous remercier et de nous dire adieu, ce qu’elle fit de bonne grâce en