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étaient formés de cadets de Normandie. La révolution a fait disparaître jusqu’aux traces de ces anciennes institutions : les terres de Tancrède de Hauteville seraient aujourd’hui divisées en lots égaux, et au lieu de conquérir la Sicile, d’assiéger Constantinople et de faire trembler les soudans de Babylone, Guillaume Bras-de-Fer, Drogon, Robert Guiscard, engraisseraient des bœufs ou feraient courir des chevaux. Chacun vit aujourd’hui pour soi, et le monde en est plus tranquille. On ne saurait cependant considérer avec indifférence un état social dans lequel les habitans d’une de nos provinces ont vaincu la Pouille, la Sicile, Constantinople, l’Angleterre, et donné à un historien le droit d’écrire : Normanni possident Apuliam, devicere Siciliam, propugnant Constantinopolim, inferunt metum Babyloni, Angliœ terra tota se eorum pedibus lœta prosternit[1].

La conquête de l’Angleterre, accomplie en 1066 par un duc de Normandie, rendait ce vassal trop puissant pour son suzerain, et les rapports entre le duché et la couronne de France furent, à partir de ce moment, le sujet de tiraillemens douloureux. Enfin en 1202 le roi Jean-sans-Terre, quatorzième duc de Normandie, est accusé d’avoir assassiné sur la terre de France son neveu Arthur, duc de Bretagne. Il avait affaire à Philippe-Auguste. Cité devant la cour des pairs, il refuse de comparaître et est déclaré déchu de son duché. Philippe en prononce la confiscation et exécute son arrêt à main armée. En 1203, il ne restait plus en la possession de Jean que les villes d’Arques, de Verneuil et de Rouen. Rouen se rend au mois de juillet 1204, et la Normandie revient tout entière à la France 292 ans après en avoir été détachée.

Rouen fut pris par les Anglais en 1419. « Le roy d’Angleterre, dit Alain Chartier, assiégea la ville en la saison nouvelle, et demoura l’espace de sept mois devant la ville. Et s’y gouvernèrent moult grandement ceux de ladite ville, gens d’armes et commun, et tellement qu’ils mangièrent les rats avant que eulx rendre. Monseigneur le daulphin ne les put secourir pour ce qu’il avoit assez à faire contre le duc de Bourgoigne et ses gens, et aussi que les Anglois tenoient tous les passages dessus la Seine depuis Paris en bas. » Le 31 mai 1430, Jeanne d’Arc était brûlée vive dans l’enceinte du Vieux-Marché, sous la garde des Anglais et aux yeux d’un clergé dont quatre siècles n’ont point atténué l’immortelle infamie. Aucun sacrifice, depuis celui du Christ, n’avait eu de plus sainte ni de plus noble victime. À la place où s’alluma le bûcher s’élève un monument qui n’est digne ni de l’héroïne ni de la ville, et il y a là trop à expier et trop à glorifier pour qu’un jour les voix unies de la religion,

  1. Historia Conquestarum, Guglielmi Pictavi.