Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/805

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui fut abbé de 1302 à 1339, employa les seize premières années de sa prélature à la réunion des ressources nécessaires pour la construction de ce monument ; il en jeta les fondations en 1318, et à sa mort plus de la moitié en était achevée. Après lui, cent soixante ans ont été employés à le porter au point où il était en 1830. Projet, dessin, matériaux, main-d’œuvre, tout dans cette entreprise provenait du pays ; les quêtes et les dons des fidèles venaient en aide aux fonds de l’abbaye ; des artistes et des artisans payés en prières et en indulgences dévouaient leur existence entière aux travaux de l’église. C’est ainsi que s’est élevé de la terre vers le ciel, dans un temps que nous réputons barbare, un monument aussi supérieur aux autres temples chrétiens que l’était le Parthénon d’Athènes à ceux de la Grèce et de Rome. Marcdargent valait Ictinus. Tout est motivé dans le vaisseau de Saint-Ouen, tout y est nécessaire, et il ne serait pas plus aisé d’en détacher une pierre que d’effacer un vers dans les grandes scènes de Corneille. Nous avons, il y a vingt ans, prétendu donner à l’église la façade qui lui manquait, mais nous n’étions pas inspirés du sentiment du fondateur de l’ensemble, et l’œuvre pénible du XIXe siècle s’est imparfaitement fondue dans l’harmonie de celle du XIVe[1].

Les ouvrages de l’église ne sont pas seuls à témoigner de l’état de la société à Rouen à l’époque de nos plus grands malheurs publics. Un marin d’un rang élevé, don Pedro Nino, que nous avons déjà rencontré à Harfleur, amenant à Charles VI les galères qu’envoyait à son secours le roi d’Espagne Henri III, vint hiverner en 1405 à Rouen : « c’est, dit-il, une puissante ville, où abonde tout ce qui importe à la commodité de la vie, » et il prend dans l’hospitalité qu’il y reçoit une idée trop flatteuse de notre caractère. « Les Français, ajoute-t-il, sont une noble nation ; ils sont sages, intelligens, discrets, pleins de politesse et de courtoisie, élégans dans leurs meubles et leurs habits, sincères et généreux, aimant à plaire aux étrangers et à les honorer, tenaces dans leurs opinions, prompts dans leurs colères, mais sans méchanceté, ardens au plaisir. » Don Pedro ne voit qu’une ombre à ce portrait, c’est que nous sommes trop amoureux, et il « attribue obligeamment ce travers aux malicieuses influences de la planète de Vénus. Voilà certainement le

  1. L’architecte du portail de Saint-Ouen aurait mieux fait de prendre simplement dans le livre du père Pommeraye le plan du portail comme il doit être achevé. Ce plan n’a pas, que je sache, une irrécusable authenticité ; mais l’adoption en aurait été très préférable à ce qu’on a fait. Le constructeur de la façade peut toutefois invoquer une circonstance atténuante : c’est que son projet a été, à ce qu’on assure, six fois recommencé sous la pression du conseil des bâtimens civils, et pour peu qu’il ressemblât à Mme de Sévigné, qui ne se reprenait, disait-elle, que pour faire plus mal, il a dû finir par accepter de lassitude des idées qui n’étaient plus les siennes.