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les vieilles éditions de Robinson, croit que ce livre est une vraie histoire de faits. Du reste, on n’y voit aucune apparence de fiction. » C’est là tout son talent, et de cette façon ses imperfections lui servent ; son manque d’art devient un art profond ; ses négligences, ses répétitions, ses longueurs, contribuent à l’illusion ; on ne peut pas opposer que tel détail, si petit, si plat, soit inventé ; un inventeur l’eût supprimé ; il est trop ennuyeux pour qu’on l’ait mis exprès ; l’art choisit, il embellit, intéresse ; ce n’est donc point l’art qui a mis en monceau ce paquet d’accidens ternes et vulgaires, c’est la vérité.

Qu’on lise par exemple la Relation véritable de l’apparition d’une mistress Real, le Jour d’après sa mort, à une mistress Bargrave, à Cantorbery, le 8 septembre 1705, apparition qui recommande la lecture du Livre des Consolations contre la crainte de la mort, par Drelincourt[1]. Les bouquins de six sous qu’épellent les bonnes femmes tricoteuses ne sont pas plus monotones. Il y a un tel appareil de détails circonstanciés et légalisés, un tel cortège de témoins cités, désignés, contrôlés, confrontés, une si complète apparence de bonne foi bourgeoise et de gros bon sens vulgaire, qu’on prendrait l’auteur pour un brave bonnetier retiré, trop borné pour inventer un conte ; nul écrivain soigneux de sa réputation n’eût composé cette fadaise d’almanach. En effet, ce n’est point de sa réputation que de Foe est soigneux ; il a d’autres vues en tête ; nous ne les devinons pas, nous autres écrivains : c’est que nous ne sommes qu’écrivains. En somme, il veut faire vendre un livre pieux qui ne se vend pas, le livre de Drelincourt, et par-dessus le marché confirmer les gens dans leur foi en persuadant qu’il revient des âmes de l’autre monde. C’est la grande preuve qu’on offre alors aux incrédules ; le grave Johnson lui-même tâchera de voir un revenant, et il n’y a point d’événement qui en ce temps-là soit mieux approprié aux croyances de la classe moyenne. Ici comme ailleurs, de Foe, comme Swift, est un homme d’action ; l’effet le touche et non le bruit ; il compose Robinson pour avertir les impies, comme Swift écrivait la vie du dernier pendu pour faire peur aux voleurs. « Cette histoire, dit la préface, est racontée pour instruire les autres par un exemple, et aussi pour justifier et honorer la sagesse de la Providence. » Dans ce monde positif et religieux, parmi ces bourgeois politiques et puritains, la pratique est de telle importance qu’elle réduit l’art à n’être que son instrument.

Jamais l’art ne fut l’instrument d’une œuvre plus morale et plus anglaise. Robinson est bien de sa race, et peut l’instruire encore aujourd’hui.

  1. Comparer au Cas de M. Waldemar, par Edgar Poe. L’Américain est un artiste malade, et de Foe un bourgeois sensé.