Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/922

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il a cette force de volonté, cette fougue intérieure, ces sourdes fermentations d’imagination violente qui jadis faisaient les rois de la mer, et qui aujourd’hui font les émigrans et les squatters. Les malheurs de ses deux frères, les larmes de ses proches, les conseils de ses amis, les remontrances de sa raison, les remords de sa conscience, ont beau le retenir : « il y a une inclination fatale dans sa nature ; » sa tête a travaillé, il faut qu’il aille à la mer. En vain à la première tempête le repentir le prend : il noie dans le vin ces « accès » de conscience. En vain un naufrage et le voisinage de la mort l’avertissent, il s’endurcit et s’obstine. En vain la captivité chez les Maures et la possession d’une plantation fructueuse lui conseillent le repos : l’instinct indomptable se réveille ; « il est né pour être son propre destructeur, » et il se rembarque. Le vaisseau périt, il est jeté seul dans une île déserte ; c’est alors que l’énergie native trouve son canal et son emploi ; il faut que, comme ses descendans les pionniers d’Australie et d’Amérique, il refasse et reconquière une à une les inventions et les acquisitions de l’industrie humaine : une à une, il les reconquiert et les refait. Rien n’enraie son effort, ni la possession, ni la lassitude. « J’avais maintenant, dit-il après avoir fait et chargé onze radeaux en treize jours, le plus gros magasin d’objets de toute sorte qui eût jamais été amassé, je crois, pour un seul homme ; mais je n’étais point encore satisfait, car tant que le navire était debout dans cette posture, il me semblait que je devais en tirer tout ce que je pourrais. Et véritablement je crois que si le temps calme eût continué, j’aurais emporté tout le navire pièce à pièce. » A ses yeux, le travail est chose naturelle. Quand, pour se barricader, il va couper dans les bois des pieux qu’il enfonce, et dont chacun lui coûte un jour de peine, il remarque que « cet ouvrage était très laborieux et très ennuyeux ; mais quel besoin avais-je de considérer si une chose que je faisais était ennuyeuse ou non, puisque j’avais assez de temps pour la faire, et que je n’avais point d’autre occupation ?… Mon temps et mon travail étaient de peu de valeur, et ainsi ils étaient aussi bien employés d’une façon que de l’autre. » L’application et la fatigue de la tête et des bras occupent ce trop-plein d’activité et de forces ; il faut que cette meule trouve du grain à moudre, sans quoi, tournant dans le vide, elle s’userait elle-même. Il travaille donc tous les jours et tout le jour, à la fois charpentier, rameur, portefaix, chasseur, laboureur, potier, tailleur, laitière, vannier, émouleur, boulanger, invincible aux difficultés, aux mécomptes, au temps, à la peine. N’ayant qu’une hache et un rabot, il lui faut quarante-deux jours pour faire une planche. Il emploie deux mois à fabriquer ses deux premières jarres, il met cinq mois à construire son premier canot ; ensuite, « par une quantité prodigieuse de travail, » il aplanit le terrain depuis son chantier jusqu’à la mer, puis,