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ne pouvant amener son canot jusqu’à la mer, il tente d’amener la mer jusqu’à son canot, et commence à creuser un canal ; enfin, calculant qu’il lui faudrait dix ou douze ans pour achever l’œuvre, il construit à un autre endroit un autre canot, avec un autre canal long d’un demi-mille, profond de quatre pieds, large de six. Il y met deux ans. « J’avais appris à ne désespérer d’aucune chose. Dès que je vis celle-là praticable, je ne l’abandonnai plus. »

Toujours reviennent ces fortes paroles d’indomptable patience[1]. Cette dure race est taillée pour le travail, comme ses moutons pour la boucherie et ses chevaux pour la course. On entend encore aujourd’hui ces vaillans coups de hache et de pioche dans les claims de Melbourne et dans les log-houses du Lac-Salé. La raison de leur succès est la même là-bas qu’ici : ils font tout avec calcul et méthode ; ils raisonnent leur acharnement ; c’est un torrent qu’ils canalisent. Robinson ne procède que chiffres en main et toutes réflexions faites. Quand il cherche un emplacement pour sa tente, il numérote les quatre conditions que l’endroit doit réunir. Quand il veut se retirer du désespoir, il dresse impartialement, « comme un comptable, » le tableau de ses biens et de ses maux, et le divise en deux colonnes, actif et passif, article contre article, en sorte que la balance est à son profit. Son courage n’est que l’ouvrier de son bon sens. « En examinant, dit-il, et en mesurant chaque chose selon la raison, et en portant sur les choses le jugement le plus rationnel possible, tout homme avec le temps peut se rendre maître de tout art mécanique. Je n’avais jamais manié un outil de ma vie, et cependant avec le temps, par le travail, l’application, les expédiens, je vis enfin que je ne manquerais de rien que je n’eusse pu faire, surtout si j’avais eu des outils. Même sans outils je fis quantité de choses. » Il y a un plaisir sérieux et profond dans cette pénible réussite et dans cette acquisition personnelle. Le squatter, comme Robinson, se réjouit des objets non-seulement parce qu’ils lui sont utiles, mais parce qu’ils sont son œuvre. Il se sent homme en retrouvant partout autour de lui la marque de son labeur et de sa pensée ; il est satisfait « de voir toutes les choses si prêtes sous sa main, et tous ses biens en si bon ordre, et son magasin d’objets nécessaires si grand. » Il rentre volontiers chez lui, parce qu’il y est maître et auteur de toutes les commodités qu’il y rencontre ; il y dîne gravement « en roi. »

Voilà les contentemens du home. Un hôte y entre qui fortifie ces inclinations de la nature par l’ascendant du devoir. La religion apparaît, comme elle doit apparaître, par des émotions et des visions, car ce n’est point une âme calme que celle-ci ; l’imagination s’y déchaîne

  1. « I bore with this. I went through that by dint of hard labour. Many weary stroke it had cost. This will teatify that I was not idle. »