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au moindre heurt et l’emporte jusqu’au seuil de la folie. Le jour où il voit les traces des sauvages, il est « comme frappé de la foudre ; il fuit comme un lièvre effarouché à son gîté ; » ses idées tourbillonnent, il n’en est plus maître ; il a beau s’être barricadé et caché, il se croit découvert ; il veut lâcher ses chèvres, abattre ses enclos, retourner son blé. Il entre dans toute sorte de rêveries ; il se demande si ce n’est pas le diable qui a laissé cette empreinte de pied, et il en raisonne. « Je considérai que le diable aurait pu trouver quantité d’autres moyens de m’effrayer, » si c’était là son envie. « Comme je vivais tout à l’opposé de ce côté de l’île, il n’aurait jamais été si simple que de laisser cette marque à un endroit où il y avait dix mille chances contre une que je ne la verrais pas, dans le sable surtout, où la première houle par un grand vent l’eût effacée. Tout cela ne paraissait pas s’accorder avec la chose elle-même, ni avec les idées que nous nous faisons ordinairement de la subtilité du diable[1]. » Dans cette âme passionnée et inculte qui « huit années durant est restée sans pensée et comme stupide, » enfoncée dans le travail manuel et sous les besoins du corps, la croyance prend racine, nourrie par l’anxiété et la solitude. Parmi les hasards de la toute-puissante nature, dans ce grand roulis incertain, un Français, un homme élevé comme nous, se croiserait les bras d’un air morne, en stoïcien, ou attendrait en épicurien le retour de la gaieté physique. Pour lui, à l’aspect des épis qui viennent de pousser à l’improviste, il pleure et commence par croire que Dieu les a semés tout exprès pour lui. Un autre jour il a une vision terrible ; pendant la fièvre, il se repent ; il ouvre la Bible, il y trouve des paroles qui conviennent à son état : « Invoque-moi dans tes jours d’angoisse, et je te délivrerai. » La prière alors vient à ses lèvres, la vraie prière, qui est l’entretien du cœur avec un Dieu qui répond et qu’on écoute : puis, relisant ces paroles : « jamais, jamais je ne t’abandonnerai, — à l’instant l’idée me vint que ces paroles étaient pour moi, car pourquoi m’auraient-elles été adressées de cette façon, juste au moment où je m’affligeais de ma condition, me croyant abandonné de Dieu et des hommes ? » Désormais pour lui la vie spirituelle s’ouvre. Pour y pénétrer jusqu’au fond, le squatter n’a besoin que de sa Bible ; il emporte avec elle sa foi, sa théologie et son culte ; tous les soirs il y trouve quelque application à sa condition présente : il n’est plus seul, Dieu lui parle, et fournit à sa volonté la matière d’un second travail pour soutenir et compléter le premier, car il entreprend maintenant contre son cœur le combat qu’il a soutenu contre la nature ; il veut conquérir, transformer, améliorer, pacifier l’un comme il a fait l’autre. Il jeûne, il observe le sabbat ; trois fois par jour il lit

  1. Nos anciennes éditions françaises suppriment tous ces détails caractéristiques.