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qui, ne comprenant pas la nature de l’homme de génie, ses voies solitaires et mystérieuses, son besoin d’être incessamment en relations avec le vrai, son dédain du convenu, s’étonnent de ses moindres combinaisons, qu’ils prennent pour des sortilèges, et de ses curiosités les plus légitimes, qu’ils prennent pour des dépravations ! Mais la vie buissonnière qu’il a menée a récompensé amplement l’honnête Borrow de tous les déboires qu’elle a pu lui causer. Que de secrets il a découverts dans les misérables auberges d’Espagne durant les nuits sans repos où les tribus d’insectes indiscrets lui défendaient de fermer l’œil ! Que de jolies chansons il a entendues durant les nuits passées à la balle étoile dans quelque hallier d’Angleterre, ou au bord d’une fondrière de grand chemin du pays de Galles ! Quelles curieuses conversations il a surprises dans les tavernes populaires ! Que de singulières observations morales il a pu faire, couché sous la tente d’une troupe de vagabonds, en suivait de l’œil les mouvemens coquets d’une jolie bohémienne essayant devant un miroir acheté à la boutique d’un quincaillier forain quelque châle volé ou quelque bijou bien luisant, prix de messages équivoques fidèlement transmis ou de renseignemens finement enveloppés dans les paraboles de la bonne aventure !

Et cette vie de grands chemins ne lui a pas seulement livré quelques-uns des secrets les plus curieux du monde social, elle lui a révélé encore quelques-uns des secrets les plus précieux de l’art et de la poésie. Elle lui a donné le goût de toutes les langues perdues ou en train de se perdre, depuis l’arménien jusqu’à la langue erse, de tous les idiomes excentriques, depuis le langage des zingari jusqu’à l’argot des voleurs, — des poésies et des légendes populaires de tout âge et de tout pays. Sa curiosité d’esprit est d’un tour tout particulier, et n’a d’analogue dans la littérature européenne de notre temps que la curiosité de M. Prosper Mérimée, avec qui d’ailleurs Borrow a plus d’un rapport. Comme ce dernier, il n’aime guère que la poésie populaire ; il estime presque que la littérature se corrompt dès qu’elle est arrachée de ce sol vigoureux, grossier et fertile, richement alimenté par la prodigue et indifférente nature de sucs salubres ou empoisonnés. Cet anglican convaincu est en même temps un vrai connaisseur en littérature ; aussi les questions de religion et de morale ne lui font-elles commettre aucun solécisme contre la nature et les lois de la poésie. Il sait de science certaine que, dans les littératures primitives, toutes nos questions alambiquées de moralité ou d’immoralité sont parfaitement inconnues, et que la poésie populaire, — la plus vraie de toutes à l’en croire, — se présente simplement comme l’expression musicale des instincts de l’homme, quels qu’ils soient, nobles ou vils, vertueux ou bas. Il vous dira par