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Une âme orgueilleuse aurait peut-être cherché là le prétexte d’une décision extrême ; elle aurait peut-être trouvé dans l’affront et la persécution, certes immérités, une excuse pour accepter une situation qu’elle ne s’était point créée, et où la poussaient également l’animadversion des vaincus et la tentation du vainqueur. D’un autre côté, une âme sans scrupules, cédant aux faiblesses de ce siècle, rompue à cette doctrine si pompeuse et si délétère qui proclame la souveraineté du but et place les obligations envers une cause publique au-dessus de tout lien de famille, une telle âme aurait sans nul doute saisi cette occasion pour se faire une popularité aussi facile qu’éclatante et pour afficher une rupture qui n’aurait rencontré que des applaudissemens. Ce fils ne fut pourtant ni un Coriolan ni un Brutus : c’était un chrétien. Il prenait dans toute sa simplicité le simple commandement de Dieu : Père et mère honoreras, et il ne se crut jamais le droit de renier celui qui lui avait donné le jour, ni même de le juger ; mais en même temps il se sentait aussi fortement le fils de sa nation ; il partageait toutes les angoisses, toutes les espérances de son pays opprimé et meurtri, et, placé ainsi entre son père et sa patrie, il accepta avec résignation la lutte sans issue que ces deux sentimens, également sacrés, devaient se livrer sans relâche dans son âme. Il vécut presque toujours hors de son pays ; il évitait par là un contact plus cuisant que dangereux, sans cependant pouvoir jamais se soustraire au bras impitoyable qui pesait sur lui et les siens. « J’ai toujours foulé, nous dit-il, la terre étrangère ; je n’entendais que de loin les gémissemens des victimes, mais je sentais partout la main du bourreau. » C’est alors, et sur cette terre étrangère, qu’il devint poète ; mais ce don du ciel, il ne l’accepta que comme un moyen de pénitence terrestre : en dotant sa nation de chefs-d’œuvre, il renonça pour toujours à cette récompense si douce aux poètes, et qui se nomme la célébrité. Il crut devoir expier une faute qui n’était pas la sienne en immolant une gloire personnelle des plus pures et des plus légitimes ; il plaidait pour un autre par ce sacrifice silencieux, ou tout au plus par cette parole brève et timide, navrante cependant pour ceux qui en saisissaient le sens : « O ma patrie, ô mère trois fois assassinée ! Ceux qui méritent peut-être le plus tes larmes sont ceux qui ne méritent pas ton pardon ! » Il connut ainsi tous les tourmens du génie créateur sans en jamais goûter les joies et les enivremens ; Erostrate au rebours, il passa toute sa vie à élever un temple et à faire oublier un nom.

Certes une telle existence a de quoi émouvoir, et dans un temps où les poètes rebutent si souvent par leurs douleurs factices et des plaies élargies à plaisir, on est consolé, — nous allions presque