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tentations, le droit au bonheur. Le novus rerum ordo de Virgile devint alors le cri de plus d’une âme, et quoi d’étonnant que ce cri fût surtout entendu et répété par la souffrance et la poésie, c’est-à-dire par les deux choses du monde les moins portées de tout temps à se contenter de ce qui existe ? Or la Pologne supportait alors des maux immenses, indicibles, et il ne fallait peut-être rien moins que la conviction d’un prochain et universel bouleversement, d’une entière rénovation de l’humanité, pour inspirer encore à sa poésie des accens de foi et d’espérance. Aussi la muse de Mickiewiçz, si abattue et découragée naguère dans le célèbre Chant de la Mère, à la veille même du combat de 1830, acquit-elle bientôt après une sérénité de vues et une fierté d’allures qui formaient, il est vrai, le contraste le plus étrange avec la réalité décevante, mais qui puisaient précisément leur force dans la prévision d’une ère nouvelle. Ces mêmes croyances inspiraient un autre poète à l’esprit ardent et fiévreux, à l’imagination vive et aux colères plus vives encore, Slowaçki. Il n’y eut pas même jusqu’au chantre doux et mélodieux des ondines et des steppes, Bohdan Zaleski, qui ne se laissât emporter à ce moment par l’esprit prophétique. Le pressentiment, la certitude d’une transformation politique, sociale et religieuse du genre humain éclate dans toutes ces œuvres inspirées que les poètes polonais d’alors envoyaient du sein de l’exil à leur patrie désolée comme autant de bonnes nouvelles.

Au milieu de ce concert unanime en l’honneur d’une régénération prochaine retentit tout à coup une voix sinistre. Un auteur anonyme reprit le thème alors si populaire, — le procès du passé et de l’avenir, la lutte suprême du monde ancien et du monde nouveau, — et l’on vit dans son drame un comte Henri, dernier défenseur d’un ordre de choses arrivé à son dernier jour, succomber sans appel, sinon sans éclat, devant Pancrace, le représentant énergique et le vengeur des opprimés et des déshérités de nos temps. Le thème était bien connu, mais le tableau se trouvait combiné et peint de telle sorte qu’il ne fallait pas précisément être doué de l’âme de Caton, qu’il suffisait de l’avoir tout simplement humaine pour se plaire dans la cause vaincue, pour reculer au moins devant le conflit et redouter le triomphe. De triomphe, à proprement parler, le drame n’en proclamait aucun : l’adversaire, heureux pour un instant, s’affaissait subitement en s’avouant vaincu à son tour, le combat ne finissait que faute de combattans, et ce fut précisément cette fin qui n’est pas une solution, qui n’est pas même une issue, qui ajouta encore à l’horreur du tableau. Dans cette Comédie infernale en effet, rien ne reste debout sur le sol bouleversé, l’horizon est fermé de toutes-parts. La croix seule paraît au dénoûment, flamboyante et sanglante,