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cachot, et ramassant tout, jusqu’à l’épingle, « car l’épingle pourrait grandir et devenir une arme dans la main de l’opprimé ; » les travailleurs affamés, étiolés, entassés dans des caveaux souterrains et meurtriers : la lampe attachée au front, cyclopes étranges, ils percent sans relâche des têtes d’aiguille avec des doigts amollis comme la cire, et soupirent en vain après le soleil ; — des nations enterrées vivantes, frappant de leurs chaînes les murs de leur sépulcre, tandis que des prêtres bien assermentés à la servitude leur recommandent de mourir en silence et de ne point troubler le repos et les plaisirs des puissans de la terre… Un autre grand épisode du même Fragment laisse défiler les siècles passés dans un symbolisme ingénieux et d’après cet ordre magique qu’aime tant à développer la philosophie de l’histoire : on y voit la liberté se dégageant d’époque en époque, grandissant avec tout peuple et avec toute évolution nouvelle de l’humanité. La signification de ces deux tableaux est évidente. Le comte Henri a partagé toutes les saintes colères ainsi que toutes les généreuses aspirations du siècle. Nous l’entendons éclater en imprécations contre les brigands couronnés, contre ces prêtres qui enseignent la mort dans l’esclavage, ces banquiers et marchands « qui trafiqueraient même des clous par lesquels les pieds du Christ furent attachés à la croix, et qui ont de la peine à admettre que Dieu ait pu créer le monde sans l’aide du capital. » Nous le voyons s’affilier à des sociétés secrètes, « à ceux qui aspirent et conspirent, qui travaillent dans les ténèbres à l’œuvre de l’avenir. » L’impudence croissante du vice et de l’opprobre ne lui avait semblé que le signe le plus certain de leur ruine prochaine, et le moment lui avait paru bien peu éloigné où la justice régnerait sur la terre, où les nations allaient reconquérir leur indépendance, l’homme sa dignité, où la femme elle-même sortirait de l’état de dégradation dans lequel la maintenait une loi sans justice et sans amour.

C’est pourtant le même homme qui apparaît bientôt comme l’adversaire résolu de la cause du peuple, comme le défenseur intraitable d’un ordre de choses tant de fois maudit ! Quand ses invocations à la liberté et à l’humanité lui auront été répétées par des chœurs immenses et frémissans, le prophète inspiré de l’avenir deviendra le soldat décidé du passé, ne connaissant que sa consigne et repoussant toute transaction. Il appellera alors en aide toutes les forces auparavant vouées aux gémonies, et aura recours aux armes et aux principes d’un autre âge. Autrefois il avait eu certes en bien peu d’estime les avantages de la naissance et les privilèges des positions acquises ; , aujourd’hui il se redressera dans son orgueil de gentilhomme, il en appellera à l’histoire et à l’ouvrage