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cette terre et n’aura plus qu’un sommeil agité ; le sens des réalités lui échappera, et elle perdra la raison ! Il était rêveur, elle deviendra lunatique ; elle pratiquera avec bonne foi l’exaltation, et aux élans poétiques du mari elle répondra par le délire : « Tu ne me mépriseras plus, Henri, lui dit-elle en le revoyant dans la maison d’aliénés. Je suis pleine d’inspirations maintenant, mon âme a quitté le cœur et est remontée à la tête. Regarde-moi, ne t’ai-je pas égalé ? Je saurai maintenant comprendre tout, l’exprimer, le chanter : la mer, les étoiles, la tempête, la bataille… Oui, la bataille ! Il faut que tu me mènes à une bataille ; je regarderai et je décrirai… les cadavres, le drap mortuaire, le sang, la vague, la rosée et le cercueil… Que je suis heureuse ! » Ces discours incohérens, dont chaque mot porte cependant, sont entrecoupés par intervalle de cris plus incohérens encore, partant de tous côtés. Ce sont les cris des aliénés qui habitent les autres cellules de la maison. Qu’on se garde bien de ne voir en tout cela que la recherche puérile d’un effet scénique. Ces voix ont une signification profonde ; cette symphonie de la démence a sa clé dominante : la folle poésie de la femme est traversée à dessein par ces cris qui sont les signes précurseurs du prochain délire de la société entière ; à travers le malheur domestique, on entrevoit déjà d’ici le malheur du monde.


UNE VOIX D’EN HAUT. — Vous avez enchaîné Dieu. L’un est déjà mort sur la croix ; moi je suis le second Dieu et également dans la main des bourreaux.

UNE VOIX D’EN BAS, — A l’échafaud les têtes des rois et des nobles ! Par moi commence la liberté des peuples.

UNE VOIX DU COTE GAUCHE. — La comète luit déjà au ciel, le jour du jugement terrible approche.

UNE VOIX D’EN BAS. — J’ai tué de ma main trois rois, dix restent encore, ainsi que cent prêtres qui chantent la messe.


« N’est-ce pas que ces gens-là ont l’esprit affreusement dérangé ? » dit la femme en écoutant ces vociférations d’enfer. « Ils ne savent pas ce qu’ils disent, poursuit-elle ; mais moi je vais t’annoncer ce qui arriverait, si Dieu devenait fou. » Si Dieu devenait fou ! L’expression est d’une brutalité, mais aussi d’une énergie sans égale, qui ne se dément pas dans le développement de cette étrange pensée.


«..... Mais moi je te dirai ce qui arriverait, si Dieu devenait fou. (Elle le prend par la main.) tous les mondes s’élèvent dans l’espace pu roulent dans l’abîme. Chaque créature, chaque vermisseau crie : Je suis Dieu ! et ils meurent tous les uns après les autres, et les comètes et les soleils s’éteignent aussi. Jésus-Christ ne nous sauvera plus ; à deux mains, il a pris sa