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corps en quelque conspiration comme celle de 1825, ce n’était encore qu’une conception solitaire traversant quelques esprits d’élite agités d’instincts prématurés, tels que les Pestel, les Apostol Muravief. Humeur frondeuse ou passion exaltée dans la solitude, c’était un phénomène dénué de toute signification pratique, inconnu de la masse de la nation ou énigmatique pour elle, parce qu’il ne parlait ni à son intelligence, ni à ses intérêts. Tel est le caractère de ces velléités libérales qu’on a vues flotter plus d’une fois comme des mirages à la surface de la Russie, et voilà précisément en quoi tout diffère aujourd’hui.

Ce qu’il y a de grave et de nouveau en effet dans ce travail obscur et confus qui se laisse entrevoir par instans en Russie, ce n’est peut-être pas que des écrivains luttent avec la censure pour exprimer des idées constitutionnelles ou radicales, pour signaler des abus administratifs, pour mettre en lumière les vices du despotisme, d’une bureaucratie méticuleuse et corrompue, d’une centralisation absorbante ; c’est que les journaux de ces écrivains trouvent des milliers de lecteurs qui se font ainsi en quelque sorte leurs complices. Ce n’est pas que l’esprit d’opposition gagne la noblesse ou certaines sphères privilégiées de la société russe, c’est que toutes les classes à la fois ressentent plus ou moins le même malaise, qu’elles commencent à ouvrir les yeux, et qu’il se produise spontanément des manifestations légales ou irrégulières révélant tout un ensemble de besoins, de sollicitations et de vœux inattendus. Ce qu’il y a de nouveau enfin, c’est cette émancipation de toute une classe populaire jetée dans le cadre élargi de la vie civile et créant forcément une de ces situations qui portent en germe une révolution de mœurs et d’institutions. Voilà bien ce qu’il y a de nouveau et de grave dans les conditions actuelles de la Russie, où le libéralisme est moins une fantaisie excentrique de quelques imaginations frondeuses ou exaltées que l’expression d’un instinct de réforme qui agite toutes les classes. Quant aux idées socialistes qui se mêlent à ce mouvement, il faut bien s’entendre : ce serait une étrange erreur de croire que ces étudians enthousiastes, ces écrivains, ces jeunes officiers qui subissent la fascination du radicalisme et de la démocratie, pensent sérieusement au socialisme tel qu’on peut l’entendre dans l’Occident ; et sachent même au juste ce que c’est que le socialisme. La plupart n’ont assurément que des idées très vagues et très confuses. Au fond de cette effervescence, il y a le sentiment assez juste que désormais les demi-mesures, les petites concessions sont insuffisantes en Russie, et en outre il y a ce goût des choses extrêmes que la violence des compressions développe toujours. Et puis est-ce donc si surprenant à un point de vue gênéral ?