Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Songez-y bien : il y a plus ou moins de socialisme dans les esprits partout où c’est la société même qui est à réformer, et où la liberté, les garanties politiques ne sont pour l’instinct public qu’un moyen d’arriver à cette réforme. Je rappelais le programme du premier des radicaux russes, M. Hertzen : si c’est être socialiste de demander l’avènement immédiat des paysans à la propriété, l’abolition des privilèges et des classes, la suppression des peines corporelles, l’institution de tribunaux publics, l’indépendance de l’administration et de la justice, la régularité et le contrôle des finances, nous sommes tous socialistes en France, ou plutôt l’œuvre est accomplie depuis 1789 ; c’est même parce qu’elle est accomplie, ajouterai-je, que la société française est la moins troublée aujourd’hui dans sa vie civile par des questions qui agitent encore une partie de l’Europe, et que la Russie elle-même aborde à son tour.

Dans cette carrière tumultueuse, la société russe, je le disais, est en avant de son gouvernement, bien qu’on croie communément le contraire. Voilà justement le nœud de la situation actuelle et ce qui en fait la gravité. Tandis que la nation a laissé éclater tout un ordre imprévu d’idées, de vœux et d’instincts, tandis qu’elle s’est renouvelée rapidement dans son esprit et dans ses allures, le pouvoir n’a nullement changé dans ses conditions essentielles ; il est resté ce qu’il était sous le dernier règne, un organisme formé pour l’immobilité, où les généraux et une bureaucratie routinière occupent la première place. Maintenant comme autrefois, un général est indifféremment chef du haras impérial, directeur de l’université ou procureur près le saint-synode. Autour d’Alexandre II s’est recomposée et resserrée une coterie exclusive, une camarilla qui enveloppe l’empereur d’un réseau d’influences, qui ne laisse arriver jusqu’à lui aucun écho de la vérité, et qui s’efforce avant tout de maintenir les traditions compromises du dernier tsar. L’empereur veut le bien sans doute, il n’est pas insensible à la nécessité de justes réformes ; mais sa volonté est souvent obligée de fléchir devant les influences qui l’entourent, et cela va même assez loin. Il y a quelques années, l’empereur Alexandre voulut nommer feld-maréchal le prince Bariatinski, le commandant de l’armée du Caucase qui avait réussi à prendre Schamyl. Les vieux généraux de Nicolas furent tellement froissés de voir le prince Bariatinski, jeune encore, élevé à cette dignité, qu’ils ne voulurent pas lui rendre la visite qu’il leur avait faite à son arrivée à Pétersbourg, et Bariatinski était de nouveau éloigné.

Je ne voudrais pas trop m’arrêter sur les hommes. Quels sont pourtant les personnages influens aujourd’hui dans l’état ? quels sont les hommes qui représentent le pouvoir ? Ce sont de vieux serviteurs