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sait bien railler et flétrir les fourbes et les méchans qui règnent et gouvernent, « les politiques qui voudraient tromper jusqu’au bon Dieu, » et que son âme est pleine de tristesse indignée contre « les fléaux et les injures du monde, les injustices de l’oppresseur, l’outrage de l’honneur superbe, les délais des lois, l’insolence des magistrats et les mépris que des gens infâmes font subir au mérite patient !… » Ses nobles inspirations, ses intérêts les plus chers, enfin des sommations venues de l’autre monde, tout l’engage et le pousse à entreprendre une œuvre de réparation, La tâche est pour lui en quelque sorte une question personnelle : il a un père à venger et un trône à reconquérir ; mais, placé en face de cette tâche, il faiblit, il hésite, il se perd. Sa conscience raffinée lui suggère en même temps les scrupules les plus subtils, ainsi que les cruautés les plus perfides, et, après avoir tout pesé et scruté, il arrive à l’étrange conclusion que « rien par soi-même n’est ni bon ni mauvais, et que notre penser seul le fait tel ! » Il se rejette dans l’imagination, et noie toute action dans des monologues profonds et brillans. Il se compose un drame, se donne lui-même en spectacle et jouit de son succès en artiste ; il choisit les moyens les plus ingénieux pour l’objet le plus simple, et oublie le but pour les moyens. À force d’avoir voulu tout prévoir et ne laisser rien ni au hasard ni au remords, il finit par devenir le jouet des plus fortuites circonstances, et par commettre des crimes aussi atroces qu’inutiles. Il épargne l’ennemi et frappe les seuls êtres qui l’avaient aimé ou ceux qui ne lui avaient fait aucun tort, et se juge lui-même par ces paroles douloureuses, qui témoignent à la fois de son désir du bien et de son impuissance à l’accomplir : « Le monde a déraillé ; honte et malédiction que ce soit moi qui à le été appelé à le redresser !… »

Le héros de la Comédie infernale rappelle par plus d’un trait le prince de Danemark : il a la même sensibilité et la même imagination ; il aime à faire des monologues et à se composer un drame ; aux aspirations généreuses et élevées il joint la faiblesse et l’impuissance, et sa conscience, raffinée à l’excès, finit par s’endurcir et se prêter aux actions les plus cruelles. On pourrait découvrir plus d’un ressort commun à ces deux œuvres, et la justice poétique entre autres qui venge l’exaltation voulue du comte Henri par la démence de sa femme est presque la même qui punit le jeu feint d’Hamlet par la folie trop réelle d’Ophélia. Qu’on ne se méprenne pas pourtant : si le caractère est resté le même, la situation s’est aggravée et est devenue beaucoup plus désolante. Le héros du poète polonais ne rappelle pas seulement le type inventé par Shakspeare : il le continue, il le continue dans les conditions nouvelles et bien plus navrantes encore créées par les catastrophes contemporaines. Certes