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contradiction manifeste. « Celui, dit-il[1], qui croirait que Dieu est un, et en même temps qu’il possède de nombreux attributs, exprimerait bien par sa parole qu’il est un, mais dans sa pensée il le croirait multiple. Cela ressemblerait à ce que disent les chrétiens : « Il est un, cependant il est trois, et les trois sont un. » Voilà le dogme de la sainte Trinité tourné en dérision. On dira : Quoi de plus simple ? C’est un Juif qui parle ; il proteste au nom de l’ancienne loi contre les nouveautés chrétiennes. Soit, j’entends cela ; mais la question n’est pas si simple qu’elle peut le paraître, car, si le dogme de la sainte Trinité ne se trouve pas sous une forme explicite dans l’Ancien Testament, il faut accorder au moins aux pères et aux docteurs de l’église chrétienne qu’il y est contenu en germe. Qu’est-ce en effet que ce principe que la Bible appelle l’habitation de Dieu, ou, comme traduisent les Septante, la gloire de Dieu, émanation mystérieuse qui sans doute n’est pas encore séparée du premier principe, mais qui tend de plus en plus à s’en distinguer, à prendre un caractère et une physionomie propres, à se personnifier enfin sous le nom de sagesse dans les livres de Salomon ? Cette sagesse est le médiateur par lequel Dieu a tout fait et conserve tout[2], c’est le souffle qui sort de la bouche de Dieu[3], c’est l’arbre de vie[4], en un mot c’est déjà presque le Verbe créateur du christianisme.

Quelque parti qu’on prenne sur cette question délicate, il y a certainement un point commun entre l’ancienne loi et la nouvelle : c’est que, dans l’une et dans l’autre, Dieu n’est point conçu comme une unité morte, indéterminée, enveloppée, ensevelie en soi, mais comme une unité vivante, comme un libre créateur, comme une providence bienfaisante. C’est là le grand caractère qui distinguera théodicée juive des mystiques conceptions de l’extrême Orient, et ce sentiment d’un Dieu personnel et vivant est passé de la tradition d’Israël dans les dogmes du christianisme.

Serait-ce donc l’autorité d’Aristote qui aurait prévalu dans l’esprit de Maïmonide sur le sentiment juif ? Pas le moins du monde. Cette conception du Dieu un et indivisible, il n’y en a aucune trace chez Aristote. Ouvrez le douzième livre de la Métaphysique. Dieu y est défini : l’Intelligence ou la Pensée (Nόησς), non la pensée virtuelle et indéterminée, mais la pensée en acte, la pensée qui a pleine conscience de soi et se pense soi-même éternellement, en un mot la pensée de la pensée. Quoi de plus contraire à cette unité indécomposable, à ce principe mystérieux, impénétrable, enfermé

  1. Le Guide des Égarés, partie Ire, page 181.
  2. Proverbes, III, 19 ; VIII, 22, 30.
  3. Ibid., II, 6.
  4. Ecclesiast., XLV, 6. — Cf. Prov. III, 18 ; XI, 30.