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pas. Ainsi Dieu n’est pas multiple ; il n’est pas divisible ; il n’est ni dans le temps, ni dans l’espace. Rien de plus légitimé que ces attributs négatifs, et on ne saurait trop les multiplier ; car plus vous les multipliez, plus vous distinguez la Divinité de tout ce qui n’est pas elle, plus vous apprenez à concevoir son essence comme pure, simple et incompréhensible. Or, s’il en est ainsi, nous avons parfaitement le droit de dire que Dieu n’est jamais injuste, jamais ignorant, jamais imprévoyant et aveugle, qu’il est pur de toute malice, de tout mensonge, de toute erreur. Et si c’est dans ce sens qu’on lui attribue la science, la justice, la bonté, la liberté, la conscience, il n’y a rien là que de très conforme à la raison et à la foi. » On sourira peut-être de cet artifice de raisonnement ; mais il faut savoir gré à Maïmonide d’avoir retrouvé, même au prix d’un peu de subtilité et d’inconséquence, ces attributs d’intelligence, de justice et de liberté qui constituent la personnalité divine, et sans lesquels Dieu n’est plus qu’une vaine et morte abstraction.

Même bon sens, même étendue d’esprit, non pas peut-être aussi sans quelque défaut de conséquence logique, dans une autre théorie de Maïmonide qui vient, comme la précédente, d’une origine alexandrine, théorie étrange qu’il faut bien appeler par son nom traditionnel et scolastique, la théorie de l’Intelligence active. Sur la foi de ses maîtres arabes, Maïmonide admet qu’entre Dieu et l’homme, la plus parfaite des créatures sublunaires, il existe un certain nombre d’êtres intermédiaires : ce sont d’abord les âmes des sphères célestes ; ce sont aussi des intelligences séparées, libres de toute alliance avec le corps. Parmi ces êtres supérieurs, il faut placer une certaine intelligence, dite Intelligence active (Intellectus agens), dont le rôle consiste à mettre en activité les intelligences des hommes[1]. Nos facultés intellectuelles sont par elles-mêmes inertes et comme endormies. C’est l’Intelligence active qui les réveille et les féconde ; c’est elle, pour parler le langage d’Aristote, qui les fait passer de la simple puissance à l’acte. On sait l’importance que prit au moyen âge la question de l’Intelligence active, surtout quand Averroès et ses disciples en firent une sorte d’océan dont les intelligences des hommes sont les flots. Chacun de ces flots, à son heure marquée dans l’éternité, monte à la surface, paraît un instant, puis disparaît au fond de l’abîme pour laisser la place à d’autres flots destinés à disparaître à leur tour, et ainsi de suite, sans fin et sans repos. Cet océan, c’est Dieu même, et le mouvement alternatif de ces flots, c’est la suite des générations humaines qui se poussent l’une l’autre, et se perdent successivement dans le gouffre éternel.

  1. Sur l’Intellectus agens et sur Averroès, voyez la savante et spirituelle monographie de M. Ernest Renan, Averroès et l’Averroïsme, qui a éclairé d’un jour tout nouveau l’histoire de la philosophie arabe (seconde édition, augmentée de pièces et documens, chez Michel Lévy).