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qui spéculent sur la nature des choses. Tout à l’heure, sous ces différences ; éclataient de profondes ressemblances. Ici c’est tout le contraire. Il y a en effet des analogies, mais rares et accidentelles ; les différences dominent. Parlons d’abord des analogies.

Un point sur lequel Maïmonide et Spinoza se rencontrent, c’est l’horreur de la superstition, c’est l’aversion pour l’anthropomorphisme. Spinoza se plaint que les hommes dénaturent la Divinité en la faisant à leur image. « On se représente Dieu, dit-il[1], comme formé d’une âme et d’un corps, et sujet, ainsi que l’homme, aux passions. » Et cependant Dieu est par son infinité au-dessus des limitations de l’étendue, comme, par sa pensée éternelle et immuable, il reste affranchi des misères de l’entendement borné et de l’inconstante volonté des hommes. On peut dire, si l’on veut, que Dieu a un entendement, mais à la condition d’ajouter qu’entre l’entendement de Dieu et celui des hommes il n’y a pas plus de ressemblance qu’entre le Chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant[2].

Voilà certes entre Maïmonide et Spinoza un trait de ressemblance fort intéressant. Nul doute que Spinoza n’ait puisé dans le Guide des Égarés et autres livres semblables une haine vigoureuse des superstitions populaires ; mais haïr la superstition, ce n’est point aimer le panthéisme. De ce que Maïmonide a fait naître ou fortifié chez Spinoza l’aversion de l’anthropomorphisme, en conclure qu’il l’a fait panthéiste, ce serait une prétention arbitraire, et, qui plus est, fort dangereuse, car alors on ne pourrait plus détester la superstition sans être suspect de panthéisme. Cela ferait les affaires des ennemis de la philosophie.

La vérité est que, dans ce commun dégoût pour les superstitions religieuses, on voit fort nettement que Maïmonide et Spinoza s’inspirent de deux systèmes de philosophie profondément différens. Maïmonide combat l’anthropomorphisme avec les armes que lui fournit Avicenne, Spinoza avec celles qu’il trouve dans Descartes et dans ses propres spéculations. Au nom de quelle théorie Maïmonide repousse-t-il les attributs de Dieu ? Au nom de la théorie du Dieu ineffable et indivisible, théorie mystique et alexandrine. Spinoza est à mille lieues de cette doctrine. Tandis que Maïmonide, à l’exemple de tous les philosophes arabes secrètement inspirés par Plotin, regarde comme l’effort le plus sublime de la libre spéculation philosophique de s’élever à un Dieu ineffable, incompréhensible, sans attributs d’aucune sorte, pas même l’existence et l’unité, Spinoza

  1. Éthique, partie Ire, scol. de la prop. 15.
  2. Ibid., scol. de la prop. 17.