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mêmes destinés à établir l’existence d’un Dieu libre et créateur. C’est un paradoxe insoutenable que de présenter Maïmonide comme entaché d’averroïsme sur l’article de la création. Il consacre un tiers de son grand ouvrage à combattre pour la création ex nihilo. Sur ce point, il est orthodoxe comme un chrétien ; il est plus orthodoxe que beaucoup de pères de l’église. Sa foi dans le Dieu créateur de la Genèse est si forte qu’au lieu de la laisser fléchir sous le joug d’Aristote, c’est au contraire son maître Aristote qu’il immole à sa foi. Il ne veut ni de la matière première ni de l’éternité du mouvement. Il s’efforce même de prouver qu’Aristote n’a pas soutenu ces deux thèses d’une manière absolue, mais seulement comme des opinions vraisemblables[1]. Et pourquoi Maïmonide tient-il si fort à la nouveauté du monde ? C’est qu’il craint, en concevant le monde comme éternel, de trop effacer la nécessité de l’acte créateur ; il craint aussi, en faisant du monde une émanation nécessaire, de détruire la liberté et la responsabilité humaines. Ce prétendu averroïste est un défenseur déclaré du dogme de l’immortalité de l’âme[2]. Quoi donc ! parce qu’il y a dans Maïmonide quelques phrases, d’ailleurs innocentes, auxquelles semble pouvoir s’appliquer une allusion assez vague de Spinoza, on conclurait que Spinoza a puisé dans ses livres l’idée panthéiste, lorsque ces livres mêmes sont consacrés à combattre le panthéisme, à proclamer un Dieu libre et une âme faite à son image, responsable et immortelle, et par là à concilier la philosophie avec la religion !

On a fait une autre hypothèse : on a pensé que Spinoza avait pu puiser sa métaphysique non plus dans la philosophie des rabbins, non plus dans Maïmonide et ses commentateurs, mais dans cette philosophie secrète connue sous le nom de kabbale. Un savant hollandais, Wachter, a déjà soutenu, au XVIIe siècle, que Spinoza n’était qu’un kabbaliste déguisé, et Leibnitz, sans admettre ce paradoxe, y a trouvé quelque chose de vrai. Aujourd’hui que la kabbale et Spinoza sont mieux connus, le système de Wachter et la conjecture même de Leibnitz ne peuvent plus se soutenir. Sur quoi repose en effet l’hypothèse émise par Leibnitz ? Sur un trait d’analogie entre l’Éthique et le Zohar ; qui serait, je l’avoue, de la dernière conséquence, si on pouvait l’établir ; mais rien de plus vain qu’une telle entreprise. On sait que les kabbalistes admettaient, entre le principe divin, conçu dans son abstraction la plus haute et la plus inaccessible, et le monde des créatures, une série d’entités intermédiaires qu’ils appelaient les dix Séphiroth. Ces Séphiroth sont une première

  1. Voyez le Guide des Égarés, partie IIe
  2. Voyez la troisième partie du Guide des Égarés dans le latin de Buxtori, en attendant la traduction française de M. Munk.