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un homme le don divin de l’infaillibilité. Il est vrai que cet homme était Platon. Eh bien ! tout Platon qu’il était, son autorité proclamée souveraine ne fit pas régner la concorde dans la république des philosophes. Elle n’empêcha pas les platoniciens d’Alexandrie de tomber dans le panthéisme, dans le fatalisme, dans le mysticisme. Chacun entendait Platon à sa manière, chacun abritait sous le nom de Platon ses propres visées, ses chimères, ses témérités.

Au moyen âge, la scène change. Le maître infaillible, ce n’est plus Platon, c’est Aristote. La tyrannie d’Aristote a-t-elle mieux réussi à établir l’ordre, la discipline et la paix ? Tant s’en faut. Il y a des réalistes et des nominaux, sans parler des conceptualistes ; il y a des partisans de saint Thomas et des partisans de Duns Scot, tous du reste bons péripatéticiens et jurant sur la parole d’Aristote. Ces deux expériences ne suffisent-elles pas, et faut-il en essayer une troisième ? Non, disons-le nettement ; la tyrannie n’est bonne nulle part, en philosophie moins que partout ailleurs. Nul philosophe n’est impeccable, nul système de métaphysique n’est parfait et éternel. Quiconque va chercher dans un livre sa philosophie toute faite ne sera jamais philosophe. La vérité philosophique ne se transporte pas. On ne la verse pas d’un vase dans un autre vase, comme une liqueur. C’est à chacun de trouver en soi sa philosophie, de la construire pièce à pièce à la sueur de son front. Et cela n’empêche pas que le trésor des vérités acquises ne s’accroisse d’âge en âge ; mais cette philosophie qui grandit sans cesse et ne passe pas, perennis quœdam philosophia, c’est un patrimoine dont on n’hérite qu’à la charge de l’accroître et de l’agrandir.

Ramenons ces réflexions générales à une conclusion précise sur le véritable rapport de Descartes, avec Spinoza. À coup sûr, tout n’était pas semence d’erreur dans Descartes. Il y a deux parties dans son œuvre : d’abord une méthode très générale, puis un système particulier de métaphysique. La méthode cartésienne est la vraie, et elle durera autant que l’esprit humain. Le doute raisonné comme initiation nécessaire à la philosophie, la conscience du moi pensant comme base, l’analyse psychologique comme levier, ce sont là autant de vérités durables, autant d’impérissables conquêtes ; mais si la méthode de Descartes est éternelle, son système de métaphysique est parmi les choses qui passent. Certes il est vaste et beau, ce système ; il y a pourtant quelque chose de plus vaste et de plus beau, c’est la nature universelle. Descartes a voulu l’embrasser dans son tout ; c’est un sublime effort : est-il surprenant qu’il en ait laissé échapper quelque partie ? La force active, la force individuelle, principe fécond qui joue un si grand rôle dans le drame de l’univers, ne tient presque aucune place dans le monde cartésien.