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Ce monde, tout géométrique, n’est point habité par des forces vivantes ; il semble n’être peuplé que d’abstractions. Le germe du panthéisme était là. À peine aussi le système de Descartes est-il dans le monde, que le panthéisme en sort de tous les côtés. Dans les esprits mêmes qui le répudient par instinct, par sagesse, par éducation, chez des catholiques convaincus comme Malebranche et Fénelon, chez des esprits sensés et des chrétiens sincères comme Clauberg et Geulincx, le mauvais levain fermente et fait éclater sa présence. Vienne alors un Spinoza : le panthéisme a trouvé son messie. Au lieu d’un chrétien nourri de la pure moelle de saint Augustin et préservé de tous côtés par la discipline de l’église et par la foi partout dominante, vous avez un enfant proscrit d’Israël jeté par la persécution de Portugal en Hollande, du pays de l’inquisition sur la terre des libres penseurs. Quel est l’aliment de ses jeunes années ? Une littérature pleine de témérités, d’hérésies, de chimères. Il lit le Talmud, la Mischna, peut-être la Kabbale. Il fréquente surtout Maïmonide et les hardis rabbins qui l’ont commenté et exagéré. Il trouve dans le Guide des Égarés et ailleurs l’horreur des superstitions religieuses et le goût des libres spéculations. C’est alors que la philosophie de Descartes vient le toucher de son aile. Certes, s’il y avait en Europe un homme prédestiné à tirer de cette philosophie toutes ses conséquences, bonnes ou mauvaises, surtout les mauvaises, cet homme était Spinoza. Toute son éducation l’y disposait, nulle barrière extérieure n’était là pour le contenir. De bonne heure il avait rompu avec la synagogue et s’était décidé à rester libre de tout culte particulier. Encore moins était-il arrêté par cette autre barrière que se donne un esprit naturellement sensé et mesuré. Spinoza est un esprit sans mesure ; c’est un spéculatif à outrance, c’est un géomètre éperdument épris de conséquence logique, d’enchaînement et d’unité. Il est de la race de ces esprits puissans et étroits, de ces solitaires qui ont plus de souci d’accorder ensemble leurs idées au dedans d’eux-mêmes que de les mettre d’accord avec la réalité des choses et avec le sens commun, incapables de sentir et de saisir les vrais principes, incomparables quand il ne s’agit que de faire rendre à un faux principe tout ce qu’il contient.

Quel homme d’ailleurs était mieux préparé que Spinoza, non plus seulement par son éducation et par le tour de son esprit, mais par son caractère, son âme et toute sa constitution morale et physique, à abonder dans le plus mauvais sens de la philosophie de Descartes ? Le point faible de cette doctrine, on le sait, c’est l’absence de l’idée de force individuelle. Or lisez la biographie de Spinoza, et dites-moi si un tel homme pouvait comprendre la force, l’individualité, la vie. L’esprit sans doute était vigoureux chez lui, mais comme l’âme était chétive, comme tous les ressorts de la vie