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RICHARD PIEDNOEL

Lorsque je connus Richard Piednoël, il avait environ quarante-deux ans. Sa petite taille trapue, son front bas entouré de cheveux épais et courts, son nez droit, son menton osseux, ses pommettes saillantes, son œil rêveur et comme voilé sous la contraction de sourcils abondans, sa barbe entière, coupée.aux ciseaux et aplatie sur le visage ; n’en faisaient pas ce qu’on appelle ordinairement un joli garçon, mais lui donnaient une apparence énergique et résistante qui remettait en mémoire certains bustes antiques de la bonne époque romaine ; aussi ses camarades l’avaient-ils surnommé le proconsul. Les jours de sa première jeunesse ne furent point heureux, et souvent, il lui arriva de se coucher sans avoir soupe. Quand il parlait de ces momens d’épreuves, il en riait volontiers en disant : « Bah ! c’était le bon temps ; ce n’est pas le dîner qui fait le bonheur ! »,

Son père, simple, commis en librairie dans le quartier de l’École-de-Médecine, était veuf, et gagnait dix-huit cents francs par an : il en mangeait la moitié, buvait le reste„ et s’il attrapait quelque gratification, il la perdait aux dominos en médisant de son patron avec les habitués d’un petit café borgne qu’il fréquentait régulièrement tous les soirs. Richard, qui était son fils unique, s’éleva comme il put, en jouant au bouchon dans l’avenue de l’Observatoire, en apprenant à lire chez les frères, en ouvrant au hasard quelques volumes dépareillés que son père avait pris parmi les rebuts du magasin où il travaillait. L’enfant avait été doué d’une âme honnête ; aussi, malgré le décousu de sa vie, malgré l’insouciance paternelle, il marcha droit, sans trébucher à travers sa liberté