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sans limite et les tentations, mauvaises conseillères, qui obstruaient sa route. Il fit sa première communion : pour cette circonstance, son père l’habilla de neuf de pied en cap et lui dit : « C’est le dernier sacrifice que je puis faire pour toi ; te voilà grand garçon, trouve ta vie ! » Richard ne perdit pas courage, il entra pour faire les commissions dans une librairie scientifique. Les quelques sous qu’il gagnait suffisaient à son existence ; il couchait dans une soupente au-dessus du magasin, et pour se désennuyer, en ses rares momens de repos, il taillait des bonshommes dans les bûches destinées au poêle qui chauffait la boutique. L’école communale de dessin était voisine de la maison qu’il habitait ; aux heures où les élèves sortaient, il les regardait avec envie, il jalousait leur sort, et il lui semblait que rien n’était plus beau que d’avoir un carton sous le bras et de faire des dessins d’après la bosse. Il acheta du fusain, du papier, et s’essaya ; il ne réussit pas trop mal. Son patron lui accorda chaque jour deux heures de liberté, que Richard passait à l’école de dessin, étudiant et s’appliquant de son mieux. Le dimanche, il s’en allait au Louvre, regardait la Vénus de Milo et tombait en extase. Tout en faisant ses courses, en portant les livres, en allant recevoir le montant des factures, en époussetant les casiers, en allumant les quinquets et en balayant le magasin, il se disait : « Comment faire pour être sculpteur ? »

Quand son père mourut, Richard, qui venait d’avoir seize ans, découvrit dans un tiroir cinq cents francs au fond d’un vieux bas, réserve pour les mauvais jours qu’il ne s’attendait guère à trouver. La vente du mobilier paternel produisit à peu près autant. Nul tuteur, nul curateur ne fut nommé : qui pouvait s’inquiéter de cet enfant ? Richard prit son petit magot et le remit à son patron en le priant de le lui garder. Mille francs, quelle fortune ! Il était riche, car il croyait l’être. Un matin, au lieu de se rendre, comme de coutume, à sa classe de dessin, il s’en alla rue de l’Abbaye, pénétra dans l’ancien palais abbatial, demanda M. Pradier, et entra dans cet atelier bien connu des amis du maître élégant qui a consacré sa vie à écrire en marbre le poème de la femme. Au bruit que fit Richard, Pradier ne se dérangea même pas ; il travaillait. Devant lui, sur la table à modèle, une femme nue se tenait debout. Tournant sa casquette entre ses doigts, immobile, Richard, dont le cœur battait haut, s’avança lentement vers Pradier, qui, chantonnant à demi-voix, modelait la terre avec cette précise et inconcevable rapidité que nul peut-être n’a jamais possédée à un degré aussi surprenant. Au bout de quelques minutes, la femme qui posait s’écria : — Mais, monsieur Pradier, voyez donc ce petit, comme il vous regarde ! — L’artiste se retourna vivement, et d’une voix que la sur ! rise