Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point s’amonceler dans des cœurs meurtris et obstinés à battre ! N’oublions pas surtout que la plupart des générations nées après le partage n’ont point connu dans sa réalité vivace cette patrie pour laquelle elles combattaient sans cesse, que la patrie n’était pour elles qu’un souvenir douloureux, le souvenir d’un grand grief, d’un crime resté impuni et appelant la vengeance. Notons aussi qu’au démembrement matériel avait répondu un démembrement moral, un mouvement d’émigration qui se renouvelait après chaque catastrophe, et qui avait sa seule raison dans un sentiment permanent de protestation contre l’œuvre des envahisseurs. De là est sortie toute une situation étrange, en dehors des règles ordinaires de la vie d’un peuple, une situation constamment tendue, fiévreuse, délétère, et qui minait à plus d’un égard la moralité de la nation, qui menaçait de pervertir chez elle le sens du droit et du juste. Ce n’est pas seulement par ce qu’elle se permet contre l’opprimé que la domination étrangère est odieuse ; elle l’est encore bien plus peut-être par ce que l’opprimé se croit permis contre elle.

L’existence faite à la Pologne par le triple joug se résumait, à l’intérieur, dans la nécessité de simuler et de dissimuler, dans la ruse élevée à la hauteur d’un devoir civique, dans l’art de tromper les maîtres devenu une vertu. À l’extérieur, pour les enfans rejetés dans l’exil, elle créait, la mission de lutter contre l’ennemi sur tous les champs de bataille et par toutes les voies. Le seul exemple de Bem suffit pour faire entrevoir le péril que peut courir le sentiment intime d’une nation dans une pareille lutte à outrance. Que le soldat glorieux d’Ostrolenka et de la Transylvanie ait embrassé la foi de Mahomet dans l’unique espoir de guerroyer encore contre les Russes, certes cela peut démontrer à quelle éclipse de sens moral est sujette parfois l’âme la plus héroïque ; mais que le renégat illustre n’ait rien perdu pour cela de son prestige auprès de la nation la plus fervente dans sa foi et dont toute l’histoire ne fut qu’un combat sans relâche contre l’islamisme, que le paysan de Posen ait continué à entendre et à saluer dans le son des cloches de son église le nom toujours magique et vénéré de « Bem, » ceci est tout autrement grave et montre de quels sentimens la nation est animée pour ceux qui l’aiment. Et que dire de ces idées d’un panslavisme vengeur qui commençaient à germer et à égarer les esprits précisément à l’heure où le poète anonyme méditait sa seconde œuvre ? Que dire de cette doctrine étrange, satanique, qui prêchait le suicide pour pouvoir donner la mort, qui recommandait la servitude volontaire, l’accord avec le plus cruel, mais aussi le plus fort des adversaires, pour se venger des moins coupables, et se complaisait dans l’espoir de préparer un nouvel Attila à ce monde resté spectateur impassible de la crucification